L’art du prince
Pendant plus de quarante ans, Mantegna occupe la place de peintre de cour à Mantoue. Il servira successivement trois marquis de la dynastie des Gonzaga : Ludovico jusqu’en 1478, son héritier Federico qui meurt peu après en 1484, puis son petit-fils Francesco, époux d’Isabelle d’Este. Cette situation détermine le style des commandes princières que caractérisent une exécution particulièrement soignée, des compositions raffinées, l’usage des matériaux les plus précieux et de la meilleure qualité.
Mais aussi, à côté des sujets religieux, le choix de thèmes politiques qui exaltant la puissance dynastique du marquis de Mantoue et célèbrent les triomphes militaires de ses célèbres condottieres. Les Gonzaga réalisèrent un coup de maître en obtenant de Mantegna qu’il renonce, en quittant sa ville de Padoue, à sa liberté et aux bénéfices du passage révolutionnaire de Donatello, pour mener une vie de courtisan et travailler « pour un patron ». Mais, en 1460, Ludovico Gonzaga, prince cultivé et débordant de propositions novatrices, y est parvenu. Revêtu de classicisme, l’art à Mantoue prenait une orientation nouvelle qui devait lui donner le prestige artistique tant recherché.
Ce paysage imaginaire composé à partir d’éléments divers qui, pour certains, peuvent évoquer les ruines de Rome, figure le territoire sur lequel s’exerce le pouvoir des Gonzaga. Signe de cette domination, leur blason orne l’une des portes de la ville.
Mantegna à Padoue : la rencontre avec le classicisme
Le climat très particulier qui règne à Padoue au XVe siècle n’est pas sans avoir exercé une influence déterminante sur le jeune Andrea Mantegna (Isola de Carturo – Padoue 1431 – Mantoue 1506). Quand celui-ci y arrive pour entreprendre sa formation dans l’atelier de Squarcione, la ville, sous domination vénitienne depuis 1405, s’enorgueillit de compter l’une des universités les plus anciennes et les plus renommées d’Europe. Elle attire des juristes, des mathématiciens, des philosophes, des humanistes – ceux qui, à la Renaissance, lisaient et écrivaient en latin classique des textes traitant d’histoire, de littérature et de morale. La ville natale de Tite-Live, l’ancienne Patavium, revendiquait pour fondateur le Troyen Antênor. Ici, l’intérêt pour le passé antique se pare d’une curiosité archéologique inconnue ailleurs et en particulier à Florence. On compile des recueils entiers d’inscriptions lapidaires ; l’exhumation d’une sépulture séculaire est l’objet d’un compte rendu précis et détaillé. C’est au sein de cette société érudite que Mantegna noue des amitiés que cimente la même passion pour la civilisation de l’Antiquité. Le 23 et le 24 septembre 1464, il participe à une expédition sur les rives du lac de Garde avec, entre autres, le peintre Samuele da Tradate et un spécialiste véronais d’épigraphie, Felice Feliciano. Après avoir visité divers sanctuaires et recopié dans les carnets de vieilles inscriptions, la petite bande vêtue comme les anciens Romains, qui en « empereur », qui en « consul », couronnés de feuillages, se recueille dans une église afin de rendre grâce à la Vierge de la belle journée passée et du spectacle de tous ces vestiges. Après la rupture avec son maître, Mantegna décide d’ouvrir son propre atelier à Padoue où il demeurera une dizaine d’années avant d’être appelé à Mantoue par les Gonzaga.
Le saint martyr a été lié à la colonne d’une construction antique en ruine ; parmi les différents fragments de l’Antiquité situés à gauche, on voit le pied d’une statue. Un paysage rocailleux occupe le fond ; il est dominé par un château ; en bas, on voit une place entourée d’édifices antiques ruinés. Sur la droite et au premier plan, apparaissent les bustes des bourreaux. Le soin, l’attention, le raffinement avec lesquels Mantegna reconstitue l’Antiquité en ruines montre sa volonté de conserver les souvenirs d’un monde dont les vestiges le fascinaient. L’image de la ruine, dont Mantegna est peut-être l’inventeur, semble être le manifeste d’une volonté de conserver ce qui pouvait être sauvé, en montrant la beauté de ces fragments. Le tableau provient de l’église d’Aigueperse en Auvergne. Sa présence dans la région pourrait s’expliquer s’il a été offert à l’occasion du mariage, en 1481, de la fille du protecteur de Mantegna, Federico Gonzaga, marquis de Mantoue, avec Gilbert de Bourbon, comte de Montpensier.
La Chapelle Ovetari
Mantegna exécuta entre 1448 et 1457 un cycle de fresques dans la chapelle funéraire d’Antonio Ovetari dans l’église des Eremitani à Padoue (Scènes de la vie des saints Jacques et Christophe), qui marquèrent l’avènement de la peinture de la Renaissance en Italie du Nord. Dans ces fresques, Mantegna s’était livré à une brillante démonstration de son talent à l’intention d’un public capable d’en apprécier toutes les facettes. Il avait utilisé pour cela un langage humaniste élaboré qui alliait tout à la fois, légèreté et sérieux, nécessité et érudition. Les travaux de peinture de cette chapelle, devaient être terminés en l’espace de deux ans et demi. Mantegna y passera neuf années de sa vie qui vont lui permettre de déployer son style propre en singulier. La Chapelle Ovetari est dédiée à saint Jacques le Majeur et à saint Christophe dont la fête est célébrée le même jour, et c’est à Mantegna qu’il reviendra d’exécuter la majeure partie du décor, après le désengagement de l’équipe vénitienne, à la suite de la mort de Giovanni d’Alemagna, puis après l’assassinat de Pizzolo en 1452, associé de Mantegna.
Il se peut que Mantegna n’eût que dix-huit ans lorsqu’il signa le contrat pour la décoration à fresque de la chapelle Ovetari, bombardée au cours de la deuxième Guerre Mondiale, dont il nous reste que deux fresques partiellement conservées et de nombreux documents photographiques.
Dans cette fresque restée encore sur place et, grâce à la perspective, Mantegna construit un espace profond où il peut développer l’histoire dans toute sa complexité. Au premier plan, à gauche, le martyre du géant Christophe dont le cadavre gît au milieu de la foule, à droite. À l’arrière-plan, le magnifique palais orné de bas-reliefs à l’antique, sert de cadre à la double scène de la conversion du roi Dagnus. L’immense espace de la fresque est construit à partir d’un point de fuite unique, situé sur le fût de la colonne, vers lequel convergent toutes les lignes de la composition.
Mantegna situe l’histoire de saint Christophe dans une ville dont l’architecture évoque celle de la Vénétie, avec ses campaniles et ses cheminées coniques, habitée par des contemporains de Mantegna. Si l’on en croit les témoignages de l’époque, le peintre avait introduit parmi la foule qui contemple le corps du géant abattu, des portraits de notables et d’humanistes padouans et une image de son ancien maître Squarcione.
Sous domination vénitienne depuis le début du XVe siècle, Padoue entretient d’étroites relations avec Venise qui n’est guère plus distante que d’une cinquantaine de kilomètres. Plusieurs artistes possèdent un atelier dans chacune des deux villes. Squarcione est de ceux-là et c’est au cours d’un long séjour dans la cité des doges avec son maître, en 1448, que Mantegna va décider de s’affranchir de sa tutelle. Il y a fait la connaissance des Bellini, une famille de peintres dont l’atelier fondé par Jacopo, féru lui aussi d’antiquités, travaille pour les plus hautes instances de la ville. Son mariage, en 1452, avec la fille du patriarche, Nicolosia, scelle son association avec le clan tandis que s’esquisse un échange fécond avec Giovanni Bellini, fils naturel de Jacopo et jeune prodige du même âge que lui. Ce lien privilégié avec la Sérénissime tient aussi au fait que les rares commanditaires de Mantegna – Jacopo Marcello, Ludovico Trevisano, Gregorio Correr, Jacopo Cornaro – sont pour la plupart d’origine vénitienne.
Ferrare et la rencontre avec l’art flamand
Au printemps 1449, Mantegna qui a tout juste dix-huit ans, est appelé à la cour de Leonello d’Este. Il est probable que le nom du jeune artiste soit parvenu jusqu’aux oreilles du marquis grâce au médecin Michele Savonarola, propriétaire de la maison de Mantegna à Padoue, qui s’est installé à Ferrare en 1440. La requête a pour objet la réalisation d’un portrait du prince en compagnie de son factotum, Folco de Villafora. Leonello d’Este est un amateur d’art éclairé et Mantegna découvre à l’occasion de son séjour ses collections de peintures flamandes achetées à Bruges et dont le fleuron est la Déposition de Rogier van der Weyden. Cet intérêt pour l’art se double ici d’une réflexion théorique qui alimente les discussions et les écrits des humanistes de la cour. On ranime les querelles des anciens sur les écrits comparés de la peinture et de la poésie. Après Pisanello et Jacopo Bellini, actifs à Ferrare, Mantegna cherchera à montrer à son tour que si la « poésie est une peinture parlante », « la peinture est un poème silencieux », selon l’adage du grec Simonide.
Destiné au goût aristocratique des Este, le petit panneau présente un style soigné dont la minutie des détails et les rehauts d’or, la délicatesse de la touche et les couleurs brillantes évoquent l’art précieux de l’enluminure. Les deux bergers sont une référence évidente à l’art de Rogier van der Weyden et, avec ce détail, Mantegna révèle l’effet opéré par cette peinture mais aussi peut-être, son désir de plaire à des commanditaires sensibles à l’art flamand.
Le Retable de Saint Zénon à Vérone, chef-d’œuvre de la jeunesse d’Andrea, fut réalisé entre 1457 et 1460. Schématiquement il ne se différencie guère des polyptyques de la tradition gothique ; et pourtant il s’impose comme une extraordinaire nouveauté. La scène de l’épisode sacré est comprise entre l’arrière-plan a giorno, ouvert sur le ciel et marqué par des analogies avec les architectures des derniers épisodes de saint Christophe aux Eremitani, où le tapis visible sur une fenêtre dans le Martyre rappelle celui du polyptyque de Vérone. Les festons de l’avant-scène, qui s’insinuent avec une ambiguïté déconcertante entre les colonnes fictives de la peinture et celles réelles du cadre de bois, finissent par compromettre la consistance du plan avant imaginaire qu’ils entraînent dans un processus perspectif qui n’a plus rien de commun avec le caractère abstrait de la projection brunelleschienne. Dorénavant la mesure de l’espace est un moyen d’atteindre une vérité concrète à l’aide d’expériences qui s’identifient à l’expérience du vécu.
Dans le Retable de Saint Zénon l’art devient égal à la vie. Cela est confirmé par les panneaux de la prédelle qui ne sont plus des « fenêtres » sur le monde mais des transpositions du monde lui même dans la réalité d’une représentation sacrée en train de se dérouler sous nos yeux.
Mantegna peintre de cour
En janvier 1457, Andrea Mantegna avait déjà accepté l’offre que lui avait faite le marquis Ludovico Gonzaga : partir de Padoue pour Mantoue. Il s’agissait là d’un changement radical, à tous les points de vue mais surtout sur le plan professionnel. Il allait devoir travailler en tant que peintre de cour. Mais les goûts du nouveau commanditaire différaient entièrement de ceux de l’aristocratie citadine et du puissant clergé, grâce auxquels le peintre s’était fait une immense réputation à Padoue. En effet, cela valut à la Chapelle Ovetari d’être considérée comme l’œuvre charnière du début de la Renaissance et à Mantegna de se voir invité à Mantoue en qualité de peintre officiel de l’un des plus grands seigneurs humanistes, Ludovico Gonzaga. La masse de travail que lui restait à achever à Padoue retarda le départ du maître pour Mantoue jusqu’aux premiers mois de 1460. Par la suite, Andrea devait rester définitivement à la cour des Gonzaga. Il y travailla jusqu’à sa mort survenue en 1506, et servit trois des marquis : Ludovico, Federico son fils qui lui succéda en 1484, Francesco son petit-fils, qui mourut en 1519. Il se trouva aussi, à la fin de sa carrière, au service de l’épouse de Francesco, Isabelle d’Este. Les premiers documents concernant les commandes passées par Ludovico Gonzaga à Mantegna, datent de l’été de 1459. Le marquis avait alors plusieurs choses à lui communiquer: les travaux de décoration de la future chapelle du château de San Giorgio et l’élaboration des peintures destinées à l’orner. Au cours du XVIe siècle, on refit la chapelle de Ludovico, et l’on enleva les œuvres de Mantegna qui la décoraient. Les tableaux représentant les Funérailles de la Vierge, l’Adoration des Mages, l’Ascension et la Circoncision sont considérés par les chercheurs comme les vestiges de cette décoration.
S’il reviendrait à un peintre flamand, Rogier van der Weyden, d’avoir « inventé » la figure du roi noir, dans un tableau peint vers 1460, Mantegna, dans ce panneau, est le premier à introduire cette nouveauté iconographique dans la peinture italienne. Le thème est propice au déploiement d’un cortège bigarré, orné d’accessoires exotiques, comme les chameaux ou les coiffures étranges. Mantegna aurait pu être gêné par le format carré, moins adapté que le rectangle a un tel défilé. Il résout le problème en faisant descendre le long d’un éperon rocheux jusqu’à la caverne en contrebas, la route sur laquelle sont étagées les figures.
Dans la Mort de la Vierge, la scène reflète avec une fidèle poésie la rencontre de Mantegna avec Mantoue, cette ville alors encerclée de marécages et de lacs créés par le fleuve Mincio. La grande nouveauté initiée par cette peinture est l’ouverture de l’architecture par une fenêtre, donnant sur un extraordinaire paysage : le lac Mezzo formé par le Mincio et refermé par le bourg de San Giorgio à Mantoue. L’oeil a ainsi l’illusion de sortir des limites de la pièce. Cette vue précise correspondait à ce que l’on pouvait voir en se penchant d’une des fenêtres de la Chambre des époux, à laquelle travailla Mantegna à partir de 1465. On peut donc en déduire que le tableau était destiné, à l’origine, à décorer une pièce du château de Mantoue. L’illusion de la réalité, que l’artiste a recherchée depuis le début de sa carrière, atteint dans cette œuvre un résultat tout à fait spectaculaire. Ce panneau remonterait à la fin du séjour de l’artiste à Padoue.
La veillée funèbre se déroule de jour et à la lumière des cierges, dans une salle du château San Giorgio. La Vierge repose comme une vieille mère, entourée de tous ces grands fils qui ne se sont pas mariés. De la fenêtre, sous un ciel lourd strié de nuages, l’eau reflète les édifices, le pont couvert, les barques, les maisons, les églises et les champs au loin, à perte de vue.
Le faste est à son comble dans cette scène de la « Circoncision » :, mais il faut savoir dépasser l’ostentation des incrustations des marbres colorés – presque un échantillon de marbrier -, ou l’élégance Empire des bas-reliefs peints à l’or coquille sur fond de serpentine ; savoir apprécier aussi la vérité limpide de certains détails, comme les ciseaux en perspective sur le plateau brillant, un détail digne d’un peintre Flamand. Il faut sentir la douceur dans cette salle solennelle revêtue de marbre et regarder l’enfant un peu boudeur qui est chaussé de sandales rouges et qui suce son doigt, tenant en main un biscuit à moitié grignoté. Le tableau, peut-être destiné à la chapelle du palais des Gonzaga à Mantoue, Mantegna a condensé deux thèmes iconographiques : la Présentation au Temple et la Circoncision de Jésus. On peut reconnaître dans la représentation détaillée de Mantegna, la prophétesse Anne, âgée de 84 ans, qui annonça que cet enfant apportait le « rachat d’Israël ». Le splendide décor qui occupe toute la moitié supérieure du panneau, déploie sur le mode symbolique, un commentaire du récit biblique.
Les fresques de la Chambre des Époux (Camera degli Sposi) ou Camera Picta
Ce fut peut-être au cours de l’une des visites d’Alberti à Mantoue que fut abordé pour la première fois le projet de décorer la salle d’audience privée du marquis Ludovico Gonzaga avec un cycle de fresques mettant en scène les divers membres de la famille et de la cour des Gonzaga. La pièce est située à l’étage noble de la tour nord orientale du château de San Giorgio. Conformément aux habitudes de la cour, cette « Camera » servait à la fois de chambre à coucher et de salle d’audience. Elle possède deux portes et deux fenêtres, dont l’une offre une vue sur le lac qui entoure pratiquement toute la ville. Comme dans la chapelle Ovetari de Padoue, Mantegna s’appuya sur l’architecture réelle de la pièce pour élaborer une architecture fictive aussi complexe qu’exceptionnelle par son élégance et sa richesse. Le 26 avril 1465, on commanda la chaux pour les murs ; la date du 16 juin 1465, peinte en graffiti sur l’embrasure de l’une des fenêtres, commémore le début des travaux et fait référence à la naissance de Ludovico. Conformément à la pratique en vigueur, les travaux débutèrent par le plafond, et se poursuivant par le mur de la cheminée avec les portraits de Ludovico et Barbara de Brandebourg flanqués de leurs enfants et domestiques, puis avec les autres murs dans le sens des aiguilles d’une montre pour finir par celui où l’on voit Ludovico accueillant son fils le cardinal Francesco Gonzaga. L’attention quasi obsessive que Mantegna portait au détail et au raffinement fit qu’il s’écoula neuf ans entre le début et la fin des travaux, et que, durant cette période, les enfants grandirent, les adultes vieillirent, les courtisans furent remplacés ou moururent, des souverains étrangers, notamment Christian Ier, vinrent à Mantoue. Ces changements durent être pris en considération lors de l’exécution de la commande. Les visiteurs auxquels était concédé le droit de pénétrer dans la salle où le marquis accordait des audiences privées devaient être fort impressionnés de la confrontation entre la personne réelle et son effigie reproduite en peinture sur les murs.
Sur le mur nord, le marquis est représenté assis, en train de donner un ordre ou de consulter son conseiller au profil austère. Près de lui est assise son épouse allemande, Barbara, avec leurs enfants, tandis qu’alentour se presse sa suite de personnages à la contenance digne, élégamment vêtus, certains un peu tristes, d’autres plus détendus, un autre toisant du regard les nouveaux arrivés qui entrent par la droite. Vue en légère contre-plongée, la représentation de la naine et des jeunes filles au second rang, avec les jeunes gens élégants aux coiffures à la mode et aux chaussures serrées, semble se dérouler sur une scène de théâtre recouverte de précieux tapis orientaux, dans un jardin orné de plantes en pots, fermé par un mur raffiné, décoré d’un motif constitué de cercles reliés les uns aux autres par de marbres polychromes.
La cour est figurée ici dans un moment d’officialité détendue, comment il sied à un lieu privé mais qui servait parfois de salle d’audience pour les hôtes importants. Le lieu du prince est indiqué par une série de signes hiérarchiques : le tapis persan, dit « à la Holbein », sous les pieds du marquis et la tenture relevée qui forme comme un dais au-dessus de son fauteuil. Comme l’autorise la fonction semi privée de cette salle d’audience, Ludovico gouverne chaussé de pantoufles. Sous son fauteuil, veille Rubino, son chien préféré.
Pour apprécier cette salle à sa juste valeur, il convient d’abord de reconnaître qu’elle constitue en soi une véritable prouesse illusionniste. L’éclairage étant essentiel à l’illusion, Mantegna s’attacha à différencier une lumière réelle diffusée par les deux fenêtres et illumina les reliefs du plafond, les pilastres et les figures debout sur le lambris, et une lumière « extérieure », éclairant le paysage lointain et les figures penchées au-dessus de l’oculus. Bien que le cadre de la fresque évoque un lieu imaginaire, une loggia fermée par un mur incrusté de marbres de couleurs et ornée d’orangers en pot, Ludovico y apparaît tel qu’il devait se présenter en train de régler les affaires de l’Etat. Il semble que l’objet de l’aparté avec le conseiller soit la lettre que le marquis tient d’une main et qu’il indique de l’autre. Comme l’indique le nom qu’elle portait au XVe siècle, la Camera picta est entièrement peinte. Si, seuls deux de ses murs (Nord et Ouest) sont ornés des scènes historiées (La Cour et la Rencontre), les autres parois (Sud et Est) sont recouvertes de fausses tentures de brocard doré dont la fonction, certes décorative, est avant tout de rendre visible la dialectique qui organise le cycle autour des notions de privé-publique, caché-montré, intérieur-extérieur, immobile-en mouvement…
À droite, dans le dernier tiers de mur, les dirigeants masculins de la famille Gonzaga se retrouvent avec quelques-uns de leurs proches de sang noble et leurs valets dans un tableau de groupe soigneusement agencé qui, dans son tracé formel, rappelle les bas-reliefs romains de l’époque aurélienne. Cette fresque a pour sujet la gloire et la pérennité de la lignée des Gonzaga, et non quelque événement de leur existence, et c’est pour cette raison qu’y figure en toile de fond une vue idéalisée de Mantoue. Hors des murs de la ville se dresse un temple ou un bâtiment ressemblant à une ville au tympan duquel une décoration sculpturale semble représenter Orphée charmant les animaux. Près de là, une statue d’Hercule évoque un autre trait caractéristique des Gonzaga qui gagnaient leur vie comme capitaines à gages.
À première vue, l’oculus qui perce la voûte dorée de son ciel d’été, ressemble juste à un habile trompe-l’oeil destiné à surprendre et à divertir le spectateur. En réalité, il répète sur un mode plus intime et dans un esprit ludique, le thème du mariage princier. En 1443, à l’occasion de fêtes mémorables, l’empereur Frédéric de Habsbourg avait conféré aux Gonzaga le titre de marquis et, afin de confirmer cette alliance avec la couronne impériale, l’une de ses petites-nièces, Barbara, âgée à l’époque de onze ans, avait été promise à l’héritier Ludovico.
Ce qui distingue les cinq jeunes filles qui jettent un regard moqueur du haut de l’oculus, c’est leur coiffure. Si la première peigne sa longue chevelure avec un peigne, ses deux compagnes portent des nattes roulées sur les oreilles. De l’autre côté du pot d’oranger, la femme et sa servante noire portent un voile sur leurs cheveux coiffés. Dans l’Italie de la Renaissance, seules aux jeunes filles était concédé de pouvoir porter leurs cheveux flottant sur les épaules, mais à partir du mariage, l’usage imposait que la nouvelle épouse nouât et voilât sa chevelure. Ce que montre la séquence féminine à l’intérieur de l’oculus, c’est ce changement de statut qu’implique le mariage symbolisait par l’oranger en pot. L’humeur faisait partie des qualités qui, dans l’Antiquité, désignaient le bon orateur. Mantegna qui revendique ce modèle antique, aime se jouer discrètement de son spectateur. La servante noire qui, en touchant le bâton sur lequel est maintenu en équilibre l’oranger, menace de faire dégringoler le pot sur le crâne de celui qui la regarde.
Francesco né en 1444, est le deuxième enfant de Ludovico et de Barbara de Brandebourg. Il est encore adolescent, avec une expression un peu boudeuse, et porte la soutane : il a reçu le titre de protonotaire apostolique le 11 février 1454 et celui de cardinal en décembre 1461. À cette époque, le cardinalat est presque considéré comme une dignité nobiliaire et la nomination de très jeunes cardinaux au sein des familles princières est traditionnelle. Parmi les premiers travaux mantouans de Mantegna, ce portrait se caractérise par sa luminosité et la précision descriptive toute flamande.
Le séjour romain
Mantegna demeura à Rome au moins deux ans (1488-1490), le temps d’achever le décor à fresque d’une petite chapelle et de son vestibule, située dans le nouveau palais du Belvédère qu’Innocent VIII avait fait construire à proximité du Vatican. Au cours de son séjour romain, Mantegna put découvrir in situ les antiques qu’il n’avait connus jusqu’alors que d’après des relevés. Durant ces longs mois romains, Mantegna ne se limite pas à peindre seulement à fresque ou à sec sur des murs : Vasari situe aussi dans cette période la Vierge aux carrières des Uffizi. Bien qu’adouci, le style est encore proche de celui de la Chambre des Epoux. On se trouve devant un autre témoignage de la passion de Mantegna pour la pierre. En effet, le revers de ce panneau d’une extrême minceur est peint en faux marbre et se montre en harmonie avec la représentation de l’arrière-plan du tableau, côté face : la scène des tailleurs de pierre, à droite, à laquelle répondent à gauche les paysans ramassant le foin et les bergers conduisant leur troupeau. Durant son séjour romain, où il devait affronter la pingrerie du pape commanditaire, Mantegna ne semble pas s’être livré à une étude scrupuleuse des ruines antiques qui abondaient dans la ville : sa connaissance du monde antique ne progresse pas de manière spectaculaire. Certes, quelque chose de nouveau reflue dans l’aventure des Triomphes, mais qui ne suffit pas à changer l’approche plus romantique qu’érudite, élaborée à vingt ans lors des travaux aux Eremitani. Pour des raisons évidentes, les princes italiens de la Renaissance ont témoigné une prédilection particulière pour les images des Césars romains. Après la victoire de Fornoue en 1495 qui lui valut le titre de « libérateur de l’Italie », Francesco Gonzaga était comparé par les poètes de la cour à César, Alexandre et Hector, et il y a de fortes chances pour qu’il soit le commanditaire des fameux Triomphes de César. Déployé à travers neuf grandes toiles, le cortège du victorieux Jules César est l’occasion pour Mantegna de donner la première représentation visuelle d’un triomphe antique, comblant ainsi les attentes des amateurs qui rêvaient de mettre en images sur les mots des descriptions de Plutarque, Appien, Flavius Josèphe… qui les avaient enthousiasmés. Intégrant les dernières découvertes archéologiques, qu’il combine avec des motifs inventés à partir des sources, le peintre a réalisé une œuvre dont le succès est dû autant à sa vraisemblance historique qu’à une composition qui évite avec brio la monotonie et la répétition.
Malgré les nombreuses inscriptions latines pour la plupart déchiffrables, nous ignorons lequel des triomphes de César est célébré dans ces toiles. Les sources iconographiques semblent limitées à des antiquités se trouvant alors à Padoue, Venise, Vérone et Mantoue, ce qui confirme le peu d’influence du séjour romain sur la culture classique de Mantegna. Les « Triomphes » quittèrent les collections des Gonzaga et Mantoue en 1629, quand Charles Ier d’Angleterre en fit l’acquisition. Nombreuses sont encore les questions non résolues posées par ce célèbre cycle pictural. Elles concernent entre autres, la datation générale, la chronologie d’exécution de chaque toile et l’identité exacte du commanditaire. D’après les archives, il ressort que l’exécution matérielle des toiles fut tout entière menée sous le marquisat de Francesco II Gonzaga.
La bibliothèque de Mantegna, comme l’indique l’inventaire de ses bien dressé après sa mort, se composait essentiellement d’ouvrages de littérature classique. Il appréciait les poètes -Virgile, Stace et Terence -, mais aussi les chroniques historiques comme celles de Salluste, Juvénal ou Valère Maxime, dans lesquelles il puisait le sujet de ses peintures mais aussi les détails documentaires lui permettant d’élaborer une vision cohérente du monde antique. À cet effet, il consulta avec profit la Roma Triumphans de l’historien et archéologue Flavio Biondo, première tentative moderne de reconstitution globale de la civilisation romaine, publiée en 1473 à Mantoue. Le succès immédiat que connut à l’époque cette encyclopédie, tient à la méthode inaugurée par Biondo qui consistait à vérifier les informations livrées par les textes au moyen d’une confrontation avec les vestiges antiques, les monuments et les inscriptions. L’histoire de Rome offrait aux hommes de la Renaissance un éventail très large de figures dont le destin héroïque pouvait être transposé en peinture en une allégorie morale.
Les figures disposées en frise à l’intérieur du cadre, l’absence d’éléments de décor ou de paysage, si ce n’est l’arbre fruitier, indiquent que Mantegna a imaginé cette image comme un bas-relief antique. Les personnages émergent dans la lumière et se détachent du fond grâce à un système de petites hachures parallèles qui imite l’effet d’un relief sculpté dans le marbre. La composition de cette gravure s’inspire d’un bas-relief provenant d’un sarcophage conservé dans l’une des collections les plus remarquables de Rome à la fin du XVe siècle, celle des Della Valle. Illustrant le « Jugement de Pâris », ce marbre inspira également la gravure de Marcantonio Raimondi. Du sarcophage antique, Mantegna a repris la figure du dieu Mars, représenté nu, le bras gauche levé, qu’il transforme en Bacchus. Cette manière de faire est caractéristique de l’approche de l’artiste qui ne réalise pas une copie servile, mais intègre ses emprunts au coeur de compositions entièrement inventées.
Le fils aîné de Federico, le futur marquis Francesco (1466-1519) sera selon toute probabilité le commanditaire des Triomphes de César et en 1495 de la Vierge de la Victoire aujourd’hui au Louvre ; mais Mantegna lui fournira également des dessins pour des objets d’usage courant, comme en 1491, celui pour une volière destinée à la résidence de Marmirolo. En 1506, le second fils de Federico, le futur cardinal Sigismondo (1469-1525), tentera d’acquérir des fils de Mantegna disparu depuis peu, une Lamentation sur le Christ mort et l’Introduction du culte de Cybèle, maintenant à la National Gallery de Londres. Avec aucun de ces personnages cependant, Mantegna n’instaurera une relation aussi intense qu’avec le marquis Ludovico qui, dans les Vies de Vasari, devient une sorte de personnification du mécénat des Gonzaga. Difficile de ne pas penser que derrière cette prédilection de l’artiste pour son commanditaire ne couvait pas également un jugement de valeur auquel il faut étendre, parmi les femmes, à son épouse Barbara.
Pendant que Mantegna est à Rome, on célèbre en janvier 1490 le mariage du marquis Francesco Gonzaga avec la fille du duc de Ferrare, Ercole Ier. Mantegna peut ainsi se soustraire à la préparation des noces (qui prévoient arcs de triomphe et exhibitions de tapisseries, parmi lesquelles figurent les histoires de Troie, prêtées par Guidobaldo da Montefeltro), mais dès le début, ses relations avec la nouvelle marquise Isabelle, âgée de seize ans, seront difficiles. Isabelle d’Este ne vit pas dans le culte de l’artiste de famille de son mari. Elle n’a pas l’intention de limiter ses exigences artistiques au seul Mantegna. En 1493, elle se lamente sans honte auprès de l’infortunée Isabella del Balzo, la future reine de Naples, du fait que Mantegna, défini dans un document mantouan de 1492 comme « le plus excellent et le premier de tous les peintres de toute l’Antiquité à nos jours » l’a « si mal faite » dans un portrait, mais il peignit pour elle Le Parnasse et Minerve chassant les vices du jardin de la Vertu (Paris, Louvre).
Si la vogue de portraits indépendants se développe à partir du XVe siècle, l’usage d’introduire dans les scènes religieuses, en signe de dévotion, l’image des commanditaires de l’œuvre – appelés dans ce contexte les donateurs – était plus ancienne. Devenu à son tour marquis de Mantoue, Francesco Gonzaga, que Mantegna avait représenté quand il était encore tout petit garçon, dans la fresque de « La Rencontre » de la « Camera picta », lui commanda un grand retable destiné à commémorer son éclatante victoire dans une bataille décisive des Guerres d’Italie. En juillet 1495, au plus fort de la bataille de Fornoue, livrée contre les troupes du roi de France, Francesco Gonzaga qui se voyait perdu, avait fait le voeu de bâtir un temple à la Vierge s’il en réchappait. Le retable commandé à Mantegna est un ex-voto destiné à rendre grâce à la Vierge de son intervention et de l’heureuse issue du combat. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le geste protecteur de l’archange et du tribun qui étendent sur le marquis le manteau céleste et celui, bienveillant, de la Vierge qui, sans relais habituel des intercesseurs, s’adresse directement à son adorateur. À droite, à genoux au pied du trône, dans une position symétrique à celle du donateur Francesco Gonzaga, on reconnaît sainte Elisabeth qui représente, en raison de la parenté des prénoms, Isabelle d’Este.
La célèbre structure perspective de ce tableau, fait que l’image du Rédempteur « suit » le spectateur dans chacun de ses mouvements en vertu d’une illusion semblable à celle de l' »oculus » de la Chambre de Mantoue ; mais celle-ci est d’une telle virtuosité qu’elle nous éblouit et éclipse toute autre valeur expressive. La difficulté de la situer chronologiquement dans la longue activité de Mantegna – étendue sur presque un demi siècle – correspond une sorte d’embarras quant aux contenus esthétiques qu’il semble injuste d’assimiler uniquement à un parfait enchaînement de raccourcis perspectifs.
Andrea Mantegna mourut le 13 septembre 1506. Parmi ceux qui le regrettèrent figure Albrecht Dürer. Il rapporta qu’à ce moment-là, il avait éprouvé « la plus grande douleur de sa vie ». Dürer l’avait découvert et égalé, à sa manière, dans une série de dessins exécutés au cours de son premier voyage à Venise entre 1494 et 1495.