La peinture siennoise
Florence et Sienne furent rivales avec une égale énergie. Gothique, Sienne conserve encore la conque de sa grand-place ceinte de palais crénelés aux arcs d’ogives. Foyer pictural particulariste, son École précède celle de Florence et se développe parallèlement à elle. La douceur siennoise fait paraître sec l’art des continuateurs de Giotto. Longtemps attribué à Cimabue, le retable de Duccio di Buoninsegna, pour Santa Maria Novella, date de 1285 et sa « Vierge en Majesté » fut inaugurée en 1310. Sienne exprime les lois de son peuple dans des fresques qui contribuent à traduire son sens civique.
Le Palais des Seigneurs de la République met sous les yeux des magistrats une allégorie parlante : le « Triomphe du bon Gouvernement ». La Sagesse, la Justice médiévale et une candide Paix drapée à la manière de Giotto inspirent Ambrogio Lorenzetti dans l' »Allégorie du Bon Gouvernement ». Pourtant Sienne se défend d’emprunter quoi que ce soit à Florence. Les deux Ecoles voisines s’influencent malgré elles. Ainsi Simone Martini s’associe à Lippo Memmi pour ciseler cette ode à Marie qu’est « l’Annonciation » (Offices). Au cours du Trecento la fresque florentine affirme sa robustesse campagnarde et prend le départ pour une longue course vers la Renaissance. Le style et le mode siennois marquent de leur empreinte Lorenzo Monaco et les peintres amants de la préciosité.
La fresque de 9 m de long qui orne la salle de la Mappemonde au Palazzo Pubblico montre un chevalier solitaire richement caparaçonné qui se détache sur un ciel bleu foncé, au milieu d’un vaste paysage. L’image possède un charme poétique indéniable et évoque un univers chevaleresque déjà sur le déclin. Comme dans de nombreuses autres œuvres siennoises, son atmosphère féérique se double d’un sens aigu de l’observation: on rencontre à travers tout le sud de la Toscane les villes fortifiées représentées sur la fresque. La date (1328) permet d’identifier le cavalier : il s’agit de Guidoriccio da Fogliano, général siennois qui, cette année-là, protégea la ville de Montemassi.
Simone Martini et les histoires franciscaines d’Assise
Les fresques d’Assise constituent, dans l’œuvre de Simone Martini (Sienne vers 1284 – Avignon 1344), le plus bel exemple que nous possédions d’un ample récit, d’un poème figuratif à la tonalité grave et solennelle. Malgré son raffinement littéraire, cette œuvre ne s’écarte pas du véritable motif poétique de Simone : contemplation recueillie, méditation de formes harmonieuses classiquement composées qui, au-delà des passions purifiées, créent un monde aristocratique ayant le culte de la beauté et conscient du niveau de civilisation très élevé. Ces peintures montrent la richesse d’observation de Simone ; elles révèlent combien son amour pour la nouvelle vision de beauté et d’harmonie classique, dont la fresque de Guidoriccio da Flogiano, presque contemporaine de l’œuvre d’Assise, est une des plus belles illustrations.
Dans les fresques réalisées entre 1312 et 1317, de la chapelle Saint-Martin à Assise (la chapelle est dédiée à un saint français, Martin de Tours), on remarque, se révélant dans toute leur richesse, bien des éléments de l’art de Simone : son bagage poétique, son champ d’observation, son idéal de beauté et d’équilibre spirituel. C’est comme le récit plus vaste, la représentation plus détaillée de ce monde qui, dans la fresque de Guidoriccio da Flogiano, était traduit par une contemplation lyrique. Dans la scène de Saint Martin déposant les armes, on retrouve la même manière de rendre les physionomies et les sentiments et des les traiter comme si une sorte d’étonnement absorbait la scène. Dans L’adoubement, comme du reste dans toutes les scènes d’intérieur, la perspective est longuement étudiée, toujours parfaitement équilibrée, même si la ligne ne perd jamais de son importance.
Dans cette scène, la ligne délimite l’étendue des volumes et permet aux couleurs de s’exalter dans leurs zones chromatiques : merveilleuses tonalités dans les costumes multicolores des jongleurs, jouant de la flûte et du luth à côté des trois chanteurs attentifs à suivre la mélodie. Simone attire l’attention sur les manières courtoises, aristocratiques. Musiciens, chanteurs, écuyers portant des armes et des faucons assistent à la scène, qui a lieu à l’intérieur d’un palais à loges et plafond de bois.
Alors que Martin était en train de prêcher, une femme, son enfant mort dans les bras, l’implore de faire quelque chose pour le petit être. Le saint s’agenouille pour prier et soudain l’enfant revient à la vie, au milieu de la stupeur des présents. L’édifice placé sur la droite, a été identifié comme étant le Palais Public de Sienne, plus précisément la Torre del Mangia.
Dans la foule qui assiste au miracle, certains personnages, se laissent aller à des comportements étonnés mais aussi un peu sceptiques, comme le cavalier au chapeau bleu, autoportrait présumé de Simone Martini.
Le saint plongé dans une profonde extase spirituelle, est assis sur un simple faldistoire, tandis que deux servants essaient de le ramener à la réalité pour qu’il célèbre la messe dans la chapelle attenante; l’un de ceux-ci le secoue légèrement. Martin fut nommé en 371 évêque de Tours, c’est pourquoi il apparaît coiffé d’une mitre.
La scène se déroule dans une église gothique aux fenêtres trilobées s’ouvrant sur le ciel bleu. La préciosité raffinée et subtile, qui ailleurs se traduisait surtout par la ligne et le rythme, s’accentue ici dans les rapports de couleur et de lumière dans l’espace. Pénombres colorées, nuances délicates et tonalités gaies semblent être le prélude à la fantaisie colorée du gothique international. Les accents naturalistes aussi, qui apparaissent çà et là, annoncent la peinture à venir ; par exemple le groupe des frères chanteurs ou d’autres personnages, qui semblent vraiment pris sur le vif.
Le rôle joué par Simone Martini est considérable. Il fut l’un des plus grands protagonistes de cette époque extraordinaire qui furent les premières années du XIVe siècle en Italie. Puis il renoua des liens très étroits avec la culture française et de cette nouvelle rencontre surgira une grand part de la peinture européenne. Sa présence à Avignon (de 1339 à 1344, année de sa mort), le mouvement qui se créa autour de lui, la large diffusion de son œuvre, sont des facteurs essentiels du développement de l’art français pendant la seconde moitié du XIVe siècle. Ils contribuèrent à la formation du style international, qui se répandra largement en Europe pendant tout le siècle et les premières années du siècle suivant.
Pietro Lorenzetti et les fresques de la Passion
Presque contemporain de Simone Martini, Pietro Lorenzetti naquit aux environs de 1285. Il travailla dans sa ville natale, Sienne, mais aussi à Arezzo, Florence et Assise et mourut probablement durant l’épidémie de peste de 1348 qui emporta également son frère Ambrogio. Il se forma à Sienne avec Duccio di Bouninsegna au début des années 1310 et il découvrit le monde de Giotto à Assise. L’art de Pietro révèle une gamme de sentiments exceptionnellement étendue ; sa culture aussi est vaste et complexe. C’est ce qui explique les continuels changements de son langage artistique, ouvert à toutes les nouveautés, sensible à tous les apports, mais sachant aussi transformer chaque donnée pour l’insérer dans son univers fortement original. Pietro n’est pas comme Simone, le chef de file d’une tendance culturelle. C’est un esprit inquiet, une nature excessive qui choisit toujours la position extrême et ne cesse de se tourner vers de nouvelles expériences. Dans le groupe des fresques dans le transept gauche de l’église Inférieure d’Assise, Pietro atteint le sommet de son art et demeure une de ses œuvres majeures. La grande Crucifixion est une des plus belles peintures de tout le XIVe siècle italien. La liberté d’invention de la scène, où une foule multicolore, expressive vivante et variée, est groupée au pied des trois croix s’élevant très haut sur le fond bleu. L’iconographie médiévale est ici complètement renouvelée. Pietro ne suit pas les canons traditionnels et liturgiques. Il subordonne tout à l’expression des passions qui font vibrer la masse compacte des hommes ; on y décèle aussi bien la générosité que la perversité, le mépris ou l’amour. Des guerriers de race barbare, d’une beauté cruelle, occupent une grande partie de la scène ; ils sont tous caractérisés dans des attitudes différentes : arrogants, méprisants, indifférents, troublés. La scène dans son ensemble s’inscrit dans un ample mouvement circulaire. Les personnages les plus éloignés par rapport au spectateur, au lieu de constituer une haie sombre, cachés par celles des personnages placés au premier plan se déploient en éventail sur l’horizon en groupes aux positions variées et pourtant liées entre elles par d’intimes échanges de regards. Les chevaux se regardent eux aussi, et rapprochent leurs naseaux, se frayant à grand-peine un chemin dans la foule qui se presse autour d’eux.
Une autre des splendides innovations de Pietro Lorenzetti est d’avoir, pour la première fois peut-être dans l’histoire de la peinture médiévale, attirer l’attention du spectateur sur la variation du temps et sur la fuite des heures, conférant ainsi un caractère plus dramatique aux scènes qui narrent l’épilogue de la vie du Christ. Dans la scène de la dernière Cène, en dehors du pavillon si lumineux dans lequel sont réunis les apôtres, c’est la nuit noire, les étoiles brillent dans le ciel, et la lune s’est à peine levée : cette même lune que dans la scène suivante, l’Arrestation du Christ, on voit disparaître derrière un éperon rocheux, comme pour accentuer l’accélération des événements et leur succession effréné. Dans la Montée au Calvaire la scène suit un mouvement circulaire à partir des murs de Jérusalem – une belle variante est constituée par le groupe des Maries affligées, de la Vierge Marie et de saint Jean, qui semblent provenir d’une autre direction -. Dans cette procession, les personnages sont comme écrasés par la masse dominante de Jérusalem et par les deux cavaliers qui arrivent de la porte de la ville.
Ambrogio Lorenzetti et les fresques du palais Public de Sienne
Frère de Pietro, Ambrogio Lorenzetti (Sienne 1285 – 1348?), travailla à plusieurs reprises à Florence et, après 1332, définitivement à Sienne. L’art d’Ambrogio, c’est un art à la fois uniforme – d’une tonalité de sentiments presque toujours égale – et infiniment variée. La variété ne réside pas, comme chez Pietro, dans l’étendue de la gamme des sentiments exprimés, mais provient plutôt des différents rapprochements que fait Ambrogio entre les éléments de sa culture. La conception spatiale de Giotto, de même que sa vision concrète et dramatique de la réalité humaine, reste subordonnée chez Ambrogio à son expression poétique ; elle devient une simple donnée que l’imagination de l’artiste transforme en une nouvelle image. L’imagination d’Ambrogio trouve sa plus haute réalisation dans les fresques du Palais Public de Sienne, représentant Les effets du bon et du Mauvais Gouvernement exécutées entre 1337 et 1340. Cette œuvre est le thème le plus naturaliste que l’on puisse rencontrer dans tout le XIVe siècle italien. L’artiste s’abandonne avec bonheur à son sujet qui traduit avec une profonde émotion. Faisant abstraction de toute signification allégorique, il décrit le travail des hommes à la campagne et à la ville, mais il transpose sa représentation dans la contemplation grandiose d’un monde qui semble surgir du tréfonds de sa mémoire. Dans l’Allégorie du Bon Gouvernement, par exemple, la scène entière dégage une sorte d’enchantement magique et on pourrait dire que si cette œuvre dénote la plus attentive observation de la nature et de la vie de toute la peinture italienne du siècle, elle est aussi la manifestation la plus immatérielle, la plus fantastique de l’époque.
À l’époque où la fresque fut peinte, le régime des Neuf avait à plusieurs reprises été mis en danger par les conjurations des nobles et par les révoltes du menu peuple: et la réponse à ces dernières fut la promesse – à laquelle fait allusion la procession des Vingt-quatre – de faire participer au gouvernement non seulement les Neuf, mais aussi de nouveaux membres de ce peuple dont on craignait le mécontentement et qui se tiennent les uns aux autres par de cordes, symbole de leur union.
Dans la ville, on peut admirer une série de palais et de maisons splendides de style typiquement siennois. Sur les toits les maçons sont à l’œuvre, un tailleur vu de dos cousant, plus loin l’atelier d’un orfèvre, un marchand consultant un livre de comptes, des gentilshommes à cheval. L’on y travaille, mais l’on s’y réjouit aussi. En effet nous voyons à gauche un cortège de noces et le chœur de neuf jeunes filles dansant une ronde (comme une autre claire allusion au gouvernement des Neuf) tandis que la dixième joue du tambourin, c’est une façon de souligner, l’harmonie et la concorde qui règnent dans la ville. La ville de Sienne, apparaît joyeuse et baignée de lumière.
Lorenzetti accorde une grande importance à la campagne et aux travaux des champs, aux routes qui sillonnent les champs et collines, avec le va-et-vient incessant des hommes et des animaux. Une joyeuse compagnie à cheval part en route pour la chasse, s’arrêtant un instant auprès d’un pauvre aveugle qui demande la charité. Cet extraordinaire cycle de fresques d’inspiration politico-morale, d’un exceptionnel intérêt artistique, iconographique et documentaire, témoignent d’un profond sentiment d’humanité et d’une vision claire des différents aspects de la vie et de la société de l’époque.
Le travail des champs, le commerce, les fêtes, les danses, une chasse, une cavalcade. Le long des routes de la ville, puis hors des murs, dans les champs, jusqu’au vaste arrière-plan, la fantaisie de l’artiste peint des vues plus lointaines et unifie la scène par une réalisation spatiale savamment nuancée et détaillée. Ce n’est nullement la conception de l’espace de Giotto qui se fait sentir ici, mais bien plutôt la vision imaginaire que Duccio avait réalisée dans les épisodes de la Maesta. C’est la grande et mélodieuse poésie de l’infini, caractéristique de l’art siennois, nettement différente de la vision spatiale des Florentins et de Giotto en particulier. Après Pietro et Ambrogio Lorenzetti, que peut-être moururent de la peste, la même année que Andrea Pisano, en 1348. Il faudra attendre Masaccio pour retrouver une œuvre d’une telle envergure.