Le pontificat d’Alexandre VI Borgia
Alexandre VI Borgia (1431-1503) monte sur le trône de Pierre en 1492, une année au cours de laquelle se multiplient des événements historiques lourds de conséquences. En Italie, la mort de Laurent le Magnifique ouvre une période d’instabilité à Florence, où Jérôme Savonarole, devenu prieur du couvent dominicain San Marco, a déjà entamé ses cycles de prédications. Dans le reste de l’Europe, la prise de Grenade met fin à la présence arabe en Espagne, achevant la Reconquista séculaire de la péninsule Ibérique.
Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille peuvent impérieusement nouer une alliance avec Maximilien de Habsbourg qui aboutira, en 1496, au mariage de Jeanne la Folle et de Philippe le Beau et, partant, à la réunion des dominations espagnoles et impériales dans les mains de leur héritier, le futur Charles Quint. L’expédition de Christophe Colomb accoste sur les rivages du Nouveau Monde et, entre autres conséquences, offre à l’Église l’occasion de projeter une campagne de christianisation massive. Alexandre VI en profite pour renforcer le rôle supranational de l’évêque de Rome (ainsi que ses liens personnels avec la couronne aragonaise), en ratifiant, par les bulles du 4 mai 1493 et du 7 juin 1494, les traités qui délimitent les territoires du continent américain que coloniseront l’Espagne et le Portugal. Les années 1490 – la crise est dans l’air – sont marquées par un profond bouleversement de l’équilibre politique italien. A Milan, après la mort de Gian Galeazzo Sforza en 1494, Ludovic le More assume officiellement un pouvoir qu’il détenait de fait depuis près de quinze ans. Appelant la France à son aide, il provoque l’invasion de l’Italie par Charles VIII et son armée (1494-1495). Pierre de Médicis est contraint de quitter Florence, déchirée par des luttes intestines et par les violentes diatribes antipapales de Savonarole condamné à mort, le frère dominicain est brûlé vif sur la place de la Signoria en 1498. A la fin du siècle, la modification des alliances incite Louis XII de France à venir à son tour en Italie, où il chasse Ludovic le More et occupe le duché de Milan dont il prolonge de quelque temps la lente agonie. La Romagne, les Marches et l’Ombrie sont dévastées par les entreprises belliqueuses, velléitaires et sanglantes, de César Borgia. A Pérouse et à Bologne, le pouvoir des Baglioni et des Bentivoglio court à sa perte. Venise, qui regarde désormais vers l’Occident, tente en vain de conquérir les territoires de la maison d’Este.
La production artistique à Rome durant cette période comprend des épisodes éclatants dans les domaines de la sculpture et de l’architecture, au nombre desquels le Tombeau de Sixte IV et le Tombeau d’Innocent VIII réalisés en bronze par Pollaiolo, les interventions, dans les deux disciplines, du Lombard Andrea Bregno à Santa Maria del Popolo, le palais de la Chancellerie voulu par le cardinal Raffaele Riario ou la Pietà de Michel-Ange. Les passages par Rome de Mantegna (dont les fresques réalisées au palais du Belvédère sont détruites au XVIIIe siècle, pour faire place au Museo Pio-Clementino), et de Filippino Lippi. La suprématie à Rome de Pinturicchio, durant une assez longue période, attestée par les travaux et l’importance des commandes. Et, avec lui, des peintres comme Jacopo Ripanda, ou Pier Matteo d’Amelia, puis un bon groupe d’artistes, mais surtout des œuvres, détruites, falsifiées, recouvertes d’enduit, reléguées aux marges de la mémoire et de la visibilité. Alors que Rome est de plus en plus une étape obligée dans la formation d’un artiste, on ne sait pas toujours si ces séjours n’ont été que des occasions d’études ou si les peintres de passage ont laissé quelque travail dans la ville. Tel est le cas, entre autres, d’Amico Aspertini qui, âgé de 20 ans à peine, arrive à Rome au début de 1496, à la suite de son père, Giovanni Antonio.
L’animation de personnages de Pollaiuolo et la tension de la décoration évoquent le style de son rival, Verrocchio. Ayant lui-même pratiqué la dissection de cadavres, Antonio Pollaiuolo a accordé une attention aux muscles et aux veines, aux gestes et à tous les mouvements du corps qui affichent le fonctionnement naturel de corps humain.
Pinturicchio à Rome
Pinturicchio fait ses débuts à Rome sous la direction de son maître Pérugin avec la décoration de la chapelle Sixtine, (même si nous n’avons, jusqu’à présent, aucune information certaine sur des relations réelles entre les deux artistes) est indéniable que le style du Pérugin est un élément fondamental de la formation de Pinturicchio. La référence de Vasari à une activité romaine du peintre à l’époque de Sixte IV demeure valable, que Pinturicchio soit ou non intervenu directement dans la chapelle vaticane. Le pape Della Rovere n’était probablement pas étranger au premier travail autonome de l’artiste : la décoration de la chapelle Bufalini dans l’église Santa Maria in Aracoeli, que l’on situe généralement vers 1482-1485, nonobstant le manque de documents spécifiques. Le commanditaire des travaux est le juriste et homme politique ombrien Niccolò di Manno Bufalini, originaire de Città di Castello, depuis longtemps au service de la cour papale et que cette initiative conforte dans son ascension sociale. Les fresques représentent des scènes de la Vie de saint Bernardin de Sienne, le titulaire de la chapelle. Niccolò Bufalini rend ainsi hommage à un célèbre saint contemporain, avec lequel il semble que sa famille ait eu quelque contact, des décennies auparavant. Mais surtout il réalise un vieux projet des franciscains de Santa Maria in Aracoeli : honorer leur frère Bernardin.
Les funérailles de saint Bernardin sont centrées sur le catafalque d’une grande simplicité ; l’arrière-plan perspectif est de toute évidence redevable à la Remise des clefs du Pérugin dans la chapelle Sixtine ; le commanditaire des fresques est présent, entouré des siens, entre autres son fils Giovan Pietro, qui mourra avant son père, en 1497. Au calme orgueil des Bufalini s’ajoutent les références aux miracles du saint : les deux putti et le nourrisson emmailloté au premier plan, le pauvre moine et le pèlerin aveugle au-delà du catafalque, le possédé sous le portique au second plan à droite. Sur la gauche de la fresque, la succession des piliers du portique représenté en raccourci est interrompue par divers personnages qui émergent entre ces piliers et par les figures d’Orientaux qui conversent avec les frères ; Pinturicchio n’a pas oublié le petit détail domestique d’un nid d’hirondelle sous l’arcade. Au-dessus de Bernardin, l’artiste a peint (motif plus conventionnel) deux anges portant une couronne et, en haut, le Christ dans une mandorle, entouré de six Anges musiciens. Maintes réminiscences affleurent dans le style de cette œuvre de jeunesse : des suggestions ombriennes et romaines, mais aussi un écho de la peinture flamande dans la minutie de certains détails.
Dès la chapelle Bufalini, Pinturicchio, inaugurant une longue activité de « chef de chantier infatigable » fait appel à des collaborateurs. Les travaux dans la chapelle Bufalini à peine achevés, Pinturicchio reçoit sa première grande commande pontificale. Le 29 août 1484, Giovanni Battista Cybo est élu pape et prend pour nom Innocent VIII. Or, très vite, le nouveau pontife tombe malade et, au printemps suivant, son état semble empirer d’une manière alarmante. Cette circonstance serait à l’origine de la décision d’édifier sur la colline salubre de Sant’Egidio, au nord du Vatican, le petit palais du Belvédère, dont les principaux corps de bâtiment sont achevés en 1487 (au début du Cinquecento s’ajoutera l’intervention de Bramante pour la cour et, par la suite, l’ensemble sera rattaché aux palais pontificaux). La réalisation en deux phases du musée Pio-Clementino a bouleversé cet ensemble ; les murs des salles destinées à recevoir des sculptures et des reliefs antiques ont été enduits. Bien que la destruction n’ait pas été totale, ce qui reste des peintures a été abondamment retouché. Dans la loggia, l’actuelle galerie des Statues, le plafond peint est toujours visible : divisé, il présente en alternance de grands médaillons, au centre desquels figure le blason de la famille Cybo, et d’autres plus petits traitant de sujets mythologiques (Ganymède, Léda, Europe), une présence inédite dans des salles pontificales ; dans les lunettes, des couples de putti alternent avec des instruments de musique. Dans les salles contiguës, dites aujourd’hui des Bustes et de Jupiter, il reste les plafonds et les lunettes dans lesquelles sont représentés des Prophètes et des Apôtres à mi-corps ; enfin, sont parvenus jusqu’à nous quelques pâles vestiges de séries de bouquets de fleurs et les vues de villes mentionnées par Vasari : « Peu après le pape génois Innocent VIII lui fit peindre salles et loges au Belvédère et en particulier, sur l’indication du pontife lui-même, une loge avec des vues panoramiques de Rome, Milan, Gênes, Florence, Venise et Naples à la manière flamande: on n’avait encore jamais rien vu de tel et cela eut un grand succès ». L’activité de Pinturicchio dans la décoration du Belvédère (complétée par Andrea Mantegna) n’est pas enregistrée par les documents mais elle est attestée par les Vies de Vasari. Ici aussi, Pinturicchio apparaît donc comme un protagoniste de la recherche picturale de la fin du Quattrocento. Le programme complexe des fresques du Belvédère, puise, entre autres, à des sources classiques comme l’Historia naturalis de Pline l’Ancien et le De architectura de Vitruve, dont la première édition moderne est imprimée à Rome justement en ces années.
Les travaux ultérieurs de Pinturicchio à Rome sont réalisés, entre la fin des années 1480 et le début de la décennie suivante, pour les chapelles de l’église Santa Maria del Popolo. Cette église entièrement reconstruite sous le pontificat de Sixte IV, on attribue à Pinturicchio les fresques de quatre chapelles, mais on ne reconnaît effectivement son intervention que dans celle de Domenico della Rovere, dite du Presepio (de la Crèche), et dans celle de Girolamo Basso della Rovere. La chapelle de Domenico della Rovere, de forme pentagonale, présente sur son mur principal une Adoration des bergers peinte à fresque et encadrée de marbre, unanimement assignée à Pinturicchio, et en haut, dans les lunettes, cinq scènes de la Vie de saint Jérôme, aujourd’hui dans un état de conservation peu satisfaisant. Ces scènes sont assignées à un collaborateur de l’artiste dont l’identité demeure incertaine. Elles furent détachées et appliqués sur toile au cours de travaux de modification au XVIIIe siècle.
Cette œuvre a toujours été considérée comme autographe. Sa restauration a révélé la finesse d’exécution, la splendeur et la clarté des figures du premier plan et du fond. Grâce à la médiation de l’arbre très élancé au centre, un équilibre serein a été créé entre la cabane imposante avec un toit à chevrons vu de bas en haut et l’arête rocheuse située en face.
Il est, par contre, plus difficile d’attribuer avec certitude à Pinturicchio, le cycle pictural de la chapelle de l’évêque Girolamo Basso della Rovere consacrée à saint Augustin. Le projet décoratif est particulièrement élaboré, car il crée l’illusion d’une fausse loggia soutenue par des colonnes libres de couleur porphyre avec des chapiteaux corinthiens dorés. Le soubassement imitant le marbre est construit avec des saillies et des retraits. On trouve aussi des sièges qui ressortent en trompe-l’œil où sont posés en parfaite perspective, deux livres peints. Les lunettes détériorées et repeintes contiennent cinq Épisodes de la vie de la Vierge. Sur l’une des arcades du mur a été représentée l’Assomption, tandis que la fresque qui sert de retable a été consacrée, d’une part, à la Vierge à l’Enfant et, d’autre part, à saint Augustin, saint François, saint Antoine et un saint moine ; puis dans la lunette supérieure, on peut admirer le Père Éternel. La composition et les couleurs évoquent, dans l’ensemble, le style de l’Ombrie. Toutefois, on repère également des accents individuels très différents les uns des autres. Aussi a-t-on avancé non seulement les noms des assistants de Pinturicchio et du Pérugin, mais aussi, pour les faux bas-reliefs du soubassement, le nom d’Amico Aspertini.
Vers 1490, Pinturichio et son atelier, réaliseront la décoration de la résidence du cardinal Domenico della Rovere dans le quartier de Borgo. La décoration originelle de la domus pulcherrima du cardinal, dite aujourd’hui palais des Penitenzieri, concernait quatre salles de l’étage noble – les actuelles salles du Grand Maître, des Mois, des Prophètes et des Apôtres, des Demi-Dieux -, ainsi que le troisième niveau où se trouvait une frise bigarrée. Des travaux désastreux effectués par les différents propriétaires ont causé la destruction de presque toutes les peintures murales ; ce n’est qu’à la fin des années 1940, lorsque le palais est devenu la propriété de l’ordre des chevaliers du Saint-Sépulcre, que l’on a commencé de se soucier de ce qu’il en restait. Les peintures des deux premières salles ayant été gravement endommagées, l’attention s’est portée sur les couples de Prophètes et d’Apôtres peints dans les lunettes de la salle homonyme et, surtout, sur l’exceptionnel plafond peint de la salle des Demi-Dieux: autour du blason du commanditaire, soixante-quatre octogones peints sur papier puis appliqués sur le bois des caissons proposent des animaux fantastiques ou figures mythologiques. Ce plafond, reprend, semble-t-il, le schéma de composition de la mosaïque paléochrétienne qui orne la galerie circulaire dans l’église Sainte-Constance ; les petites scènes ne se succèdent pas dans un ordre logique mais proposent, dans un schéma libre, un répertoire mêlant emprunts à l’Antiquité, monstres et allégories.
Filippino Lippi et la chapelle Carafa
La carrière politique et ecclésiastique du cardinal Oliviero Carafa, membre d’une célèbre famille napolitaine et personnalité de premier plan de la curie romaine, est étroitement liée à un mécénat aux multiples formes. On lui doit, entre autres, la construction du Succorpo (chapelle souterraine) dans la cathédrale à Naples, lancée en 1497, destinée à abriter les reliques de saint Janvier, ainsi que la commande au Pérugin, pour la même église, du grand retable de l’Ascension. A Rome, en 1501, le prélat supervise l’installation de la célèbre statue de Pasquino dans sa propre demeure, située dans la zone que l’actuel palais Braschi occupera à partir du milieu du XVIIe siècle, et il fait appel à Bramante pour le cloître de l’église Santa Maria della Pace. Mais sa première grande initiative romaine est légèrement antérieure. A la fin de 1486, il fait construire, probablement par Antonio da Sangallo l’Ancien, une chapelle dans l’église dominicaine Santa Maria sopra Minerva, chapelle ouverte dans le mur central du transept droit. Quelques années plus tard, il en confie la décoration picturale à Filippino Lippi. Le prélat napolitain entendait, en contribuant à embellir Santa Maria sopra Minerva, renforcer les liens politiques et économiques que lui-même et sa famille avaient depuis longtemps noués avec Laurent de Médicis et Filippo Strozzi: à l’époque, en effet (et jusqu’à la construction de l’église Saint-Jean-des-Florentins, via Giulia), Santa Maria sopra Minerva faisait office d’église « nationale » de la communauté florentine à Rome (le 14 mars 1492, par exemple, un office y est célébré à l’occasion de la mort de Laurent le Magnifique). Telles sont les raisons de la présence de Filippino Lippi, que l’on imagine aisément suggérée au cardinal par Filippo Strozzi, de qui l’artiste décorait à fresque, à Florence, la chapelle familiale à Santa Maria Novella. Mais cette présence est aussi chaleureusement soutenue par Laurent de Médicis comme l’atteste Vasari, qui voit un hommage de Laurent le Magnifique à la mémoire du père du peintre, Filippo Lippi. Le centre de la voûte de la chapelle est occupé par le blason Carafa, entouré d’un rameau noueux (broncone) comportant les emblèmes caractéristiques de la famille Médicis (des anneaux avec diamant), qui se prolonge sur les nervures décorées. Cette référence insistante, qui ne peut être un simple hommage de Filippino à son protecteur chez le cardinal, doit être interprétée dans le cadre des équilibres politiques complexes entre la Signoria florentine et la cour napolitaine des Aragon, dont le prélat était effectivement le représentant à la curie vaticane.
Cette fresque a été peinte par Lippi aidé de son assistant Raffaellino del Garbo. La scène a été inspirée par le livre de saint Thomas d’Aquin le « Compendium contra Gentiles ». Elle est située dans un cadre architectural très raffiné, avec au centre une construction inspirée d’un monument funéraire antique.
Au fond, on aperçoit des vues de la basilique saint Jean de Latran avec le monument équestre à Marc Aurélien, (aujourd’hui sur la colline du Capitole) et une vue du Tibre. Ceci peut faire référence à la guerre du cardinal Carafa contre les Ottomans, parce qu’il était parti du Tibre pour combattre les Turcs et quand il est revenu à Rome, en janvier 1473 il est rentré par la Porta San Giovanni. Dans la fresque, Thomas d’Aquin est entouré par quatre figures de femme représentant la philosophie, l’astronomie, la théologie et la grammaire.
Le mur de l’autel est occupé par une Assomption qui entoure un tableau central dans lequel une Annonciation est peinte à fresque; saint Thomas d’Aquin lui-même assiste à l’événement et présente le commanditaire à la Vierge ; l’ouvre est encadrée d’une belle moulure en marbre comme s’il s’agissait d’un véritable tableau d’autel. A droite, le Triomphe de saint Thomas sur les hérétiques est surmonté d’une lunette dans laquelle est représenté le Christ en croix parlant à saint Thomas et, si l’on en croit Vasari, à gauche se trouvait une Psychomachie ou Lutte entre les Vertus et les Vices: « La Foi y fait prisonnière l’Infidélité, tous les hérétiques et les infidèles ; sous l’Espérance, il plaça le Désespoir, et sous d’autres vertus victorieuses les vices opposés ». La fresque a été détruite au XVI siècle pour laisser la place au monument funéraire du pape Paul IV Carafa, le neveu du cardinal Oliviero.
Sitôt achevées, les fresques de Filippino sont saluées comme un épisode majeur de la peinture romaine de la Renaissance. Preuve en est l’incroyable chiffre de l’estimation réalisée, selon Vasari, par Lanzilago Padovano et par Antoniazzo Romano: « La chapelle fut estimée par le Padouan maître Lanzilago et le Romain Antonio dit Antoniasso, deux des meilleurs peintres de Rome, 2 000 ducats d’or, sans compter le bleu outremer et les gages des aides. Après avoir touché cette somme, Filippino revint à Florence. »
Antoniazzo Romano, peintre romain
Antoniazzo Romano est né vraisemblablement vers le milieu des années 1430. Appartient à une famille aisée de peintres, les Aquii, un nom qu’il n’utilisera jamais et qui n’apparaît que dans l’épigraphe de son tombeau à Saint-Louis-des-Français. Antoniazzo travaille fréquemment en association avec des peintres, entre autres Melozzo da Forli ou le Siennois Pietro Turino avec lequel il constitue, le 17 mars 1483, une société « pour concevoir et exécuter la peinture de trois chambres dans le palais des papes, partageant les risques comme les profits ». Il paraît entretenir d’excellents rapports avec la hiérarchie ecclésiastique et la curie pontificale, bien qu’absent par la suite des grandes entreprises picturales au Vatican. Il n’est pas toujours facile de différencier ce qui est de la main d’Antoniazzo de ce qui a été réalisé en collaboration ou par d’autres artistes ou ateliers. Ce qui reste de la chapelle Bessarion, aux Saints-Apôtres, illustre bien cette difficulté. Quelques scènes fragmentaires des Vies de saint Michel et du Christ avec des chœurs d’anges qui divisent profondément la critique. Au cours des années 1460, période des premières œuvres entièrement autographes d’Antoniazzo, parmi lesquelles la Vierge avec donateurs conservée à Rieti (1464) ou le triptyque de la Vierge à l’Enfant entre les saints François et Antoine de Padoue à Subiaco (1467), l’artiste travaille avec de nombreux collaborateurs aux fresques de la chapelle (chiesa vecchia) du monastère des oblates à Tor de’ Specchi : vingt-six épisodes de la Vie de sainte Francesca Romana, que conclut, sur le mur de l’autel, une Vierge allaitant entre sainte Francesca Romana et saint Benoît. La production d’Antoniazzo ou, mieux, son activité de chef d’école, voire de « chef d’entreprises », poursuit sur cette ligne dans les années 1470-1480. La période s’ouvre par une des réalisations documentées (mais perdues) en collaboration avec Melozzo da Forlì. Deux peintures doivent être mentionnées parmi les rares travaux autographes d’Antoniazzo en ces années : le triptyque de la Vierge à l’Enfant avec les saints Pierre et Paul et Onorato II Caetani de l’église San Pietro à Fondi, signé en toutes lettres sur la base du trône de la Vierge, dans lequel Antoniazzo offre un bel exemple de ses talents de portraitiste en peignant Caetani de profil, agenouillé, et la Vierge à l’Enfant conservée au Museum of Fine Arts, à Houston. Cette dernière, qui deviendra le prototype d’images analogues, a probablement été commandée par le personnage représenté à genoux la Vierge reprend le schéma de la fresque de la Consolation et l’Enfant tient dans sa main gauche un chardonneret, symbole traditionnel de la Résurrection.
Ces fresques, récemment restaurées, offrent une belle récapitulation de la culture picturale romaine dans la seconde moitié du Quattrocento, de Melozzo à la peinture ombrienne en passant par les auteurs des fresques murales de la chapelle Sixtine. Centrées sur la Découverte de la Croix par sainte Hélène et sa Célébration, elles ont été assignées à différents artistes, bien que l’attribution à Antoniazzo et à ses collaborateurs les plus proches semble trouver dernièrement une plus large audience.
Absent dans l’entreprise de la chapelle Sixtine, Antoniazzo réapparaît dans les documents du Vatican le 20 novembre 1484, date d’un ordre de paiement de 310 florins devant lui être versés ainsi qu’au Pérugin pour une série d’étendards peints à l’occasion du couronnement d’Innocent VIII, et d’autres réalisations similaires, auxquelles s’ajoutent « la peinture de vingt-cinq images de saint Antoine » et d' »autres peintures » exécutées dans l’appartement du pape. La reconstruction du parcours stylistique d’Antoniazzo au début des années 1490 est liée à l’attribution problématique d’une Nativité avec les saints André et Laurent conservée au palais Barberini (Galleria nazionale) ; cette intéressante peinture sur bois, qui évoque Melozzo da Forlì et dans laquelle on trouve des accents de la culture picturale flamande, renvoie clairement aux modes picturaux de Domenico Ghirlandaio, une circonstance qui permet de la dater non loin de l’intervention de l’artiste florentin dans la chapelle Sixtine et des travaux perdus dans l’église Santa Maria sopra Minerva. En 1492, Antoniazzo réapparaît dans les documents vaticans, de nouveau en compagnie du Pérugin, à propos d’une longue série de travaux éphémères réalisés à l’occasion du couronnement d’Alexandre VI. À partir de ce moment, l’artiste travaille presque exclusivement pour des confréries, à l’exception de la décoration de la sépulture du cardinal Paradinas dans l’église San Giacomo degli Spagnoli et des extraordinaires fresques de l’abside de la basilique Santa Croce in Gerusalemme.
C’est pour la confrérie de l’Annunziata qu’Antoniazzo peint sa dernière œuvre importante, qui est aussi l’un des derniers chefs-d’œuvre de la peinture italienne encore exécutés sur fond d’or: cette Annonciation, signée et datée, fait rarissime dans sa production (« le 20 mars 1500, Antoniazzo Romano a achevé cette peinture »). Des documents permettent de reconstruire les phases d’une réalisation qu’Antoniazzo termine in extremis, puisque cette peinture devait être dévoilée le 25 mars, jour de l’Annonciation, au cours duquel la confrérie dotait un certain nombre de jeunes filles pauvres, d’où la légère variante iconographique de la Vierge remettant une bourse aux jeunes filles agenouillées qui lui sont présentées par le cardinal Torquemada. Le prélat était mort depuis un certain temps (en 1468), mais les membres de la confrérie qu’il avait fondée en 1460 désiraient lui rendre hommage en le représentant dans la pose habituelle du donateur.
Pinturicchio et les appartements Borgia
Au lendemain de son élection, au cours de l’été 1492, le nouveau pontife, Alexandre VI, lance une vaste opération architectonique et urbanistique qui concerne, dans un premier temps, la seule zone vaticane, puis est étendue au château Saint-Ange et s’achève avec le percement de la via Alessandrina. Ces travaux répondent à des impératifs d’organisation, de défense, de cérémonie et de représentation, liés aussi à l’approche de l’Année sainte 1500. La réalisation la plus spectaculaire est aussi la première dans l’ordre chronologique la nouvelle résidence du pontife et sa décoration. L’ensemble, par la suite appelé « appartement Borgia« , est aujourd’hui intégré dans le parcours des Musées du Vatican et il abrite, depuis le pontificat de Paul VI, la collection d’art contemporain. En 1492, Antonio da Sangallo le Vieux construit la tour Borgia, une structure de caractère défensif qui complète, à proximité de la chapelle Sixtine, le quadrilatère des palais du Quattrocento. Les appartements du nouveau pape occupent donc des espaces appartenant à trois édifices contigus d’époques différentes : on passe de la tour Borgia (les actuelles salles des Sibylles et du Credo) au palais de Nicolas V (les salles des Arts libéraux, des Saints et des Mystères) et, de là, au palais médiéval (salle des Pontifes). La réalisation du gros œuvre occupe les derniers mois de 1492 et la première moitié de l’année suivante. Mais on commence très tôt à penser à la décoration pour laquelle on fait appel à Pier Matteo d’Amelia et à Pinturicchio qui doit abandonner d’autres ouvrages hors de Rome: un bref papal du 29 mars 1493 informe les magistrats de la municipalité d’Orvieto que le peintre ne sera pas en mesure, pendant quelque temps, d’achever les travaux dans la cathédrale car il doit d’abord réaliser « quelques peintures dans notre palais ». Les premiers mois sont consacrés à la préparation matérielle et à la définition du schéma décoratif. Le 12 juin 1493, les murs des salles sont prêts à peindre mais les échafaudages ne sont pas encore montés : ce même jour on célèbre en effet dans l’appartement du pape Borgia les noces de Lucrezia Borgia, qui n’a que 13 ans, et de Giovanni Sforza, 26 ans, seigneur de Pesaro et membre d’une branche mineure de la famille des ducs de Milan ; le mariage est célébré dans la salle des Mystères et la réception donnée dans celle des Pontifes. En janvier 1495, la décoration est certainement achevée et les échafaudages ôtés dans toutes les salles puisque le pape est en mesure d’offrir dans sa résidence un repas « de paix » en l’honneur de Charles VIII de France, entré dans Rome avec des intentions belliqueuses le 31 décembre 1494.
Dans cette scène, l’arrière-plan est occupé par l’habituel arc de Constantin, dominé par un taureau et portant l’inscription « PACIS CVLTORI » (« à l’artisan de la paix »), une citation antique qui devient ainsi le manifeste et le résumé du programme du pontife.
La décoration picturale de l’appartement Borgia, réalisée en 1493-1494, concerne cinq des six salles principales, à l’exclusion de la salle des Pontifes. Les fresques occupent les plafonds et les lunettes de la partie supérieure des murs ; les parties restantes sont ornées de tentures peintes. Si l’on partage sommairement les fresques incombant aux deux ateliers chargés de l’entreprise, on peut assigner à l’atelier de Pinturicchio celles des salles des Arts libéraux, des Saints et des Mystères, et à l’atelier de Pier Matteo d’Amelia, les fresques des salles des Sibylles et du Credo. La caractéristique principale de l’appartement Borgia est assurément l’extraordinaire diversité des thèmes iconographiques. Mais parallèlement à des fresques a priori plus traditionnelles se déploie – sur les plafonds, les pendentifs, les arcs transversaux et tout espace libre – une très riche décoration profane, dans laquelle on passe avec aisance de citations précises de l’Antiquité à des reconstructions libres, d’entreprises héraldiques à des allégories. Cette fantaisie, ce « classicisme enjoué » culmine dans l’introduction de mythes grecs et égyptiens sur le plafond de la salle des Saints, où les aventures de Jupiter et d’Io, de Mercure et d’Argo, voisinent avec la saga d’Isis et d’Osiris le tout est dominé par Apis, claire référence au bœuf du blason Borgia.
Si, dans la chapelle Sixtine, la célébration du pape Della Rovere était la conclusion d’une séquentialité rigoureuse fondée sur l’Ancien et le Nouveau Testament, en revanche les salles de l’appartement Borgia célèbrent ouvertement, directement et sous plusieurs formes la gloire temporelle d’Alexandre VI: profusion d’emblèmes héraldiques, présence du bœuf Apis, représentation du pontife agenouillé et assistant, revêtu de ses habits pontificaux et la tiare posée à terre, à la Résurrection peinte à fresque dans la salle des Mystères (au demeurant un magnifique portrait de profil, à attribuer sans réserves à Pinturicchio). D’autres scènes proposent des portraits de membres de la famille Borgia et de personnages contemporains : le poète et musicien Serafino Aquilano, Pic de la Mirandole (réhabilité par Alexandre VI après la condamnation que lui avait infligée Innocent VIII), Annio da Viterbo, Paolo Cortesi et d’autres humanistes de la curie ainsi que quelques figures d’Orientaux.
Dans cette entreprise, Pier Matteo d’Amelia et Pinturicchio font appel à de nombreux assistants : les collaborateurs ombriens sont bien évidemment présents mais aussi, selon des hypothèses plus récentes, des assistants toscans. La décoration de l’appartement Borgia est une des plus grandes réussites de la peinture ombrienne à Rome, malgré l’absence du Pérugin qui, désormais, évolue davantage dans l’orbite florentine. D’autres interventions picturales de Pinturicchio qui appartiennent aux mêmes années avaient été commandées directement par le souverain pontife et sont malheureusement perdues. Le cycle au château Saint-Ange se référait à des événements récents, dont il constituait une « chronique figurée » relatant, avec une grande profusion de détails, ce qui s’était passé du 16 au 28 janvier 1495, c’est-à-dire durant les derniers jours de la « halte » romaine de Charles VIII, marqués par la paix scellée entre le souverain français et Alexandre VI lors du banquet dans l’appartement Borgia. Ces événements donnaient à Pinturicchio l’occasion de déployer ses talents de portraitiste en représentant des groupes de personnages contemporains. Les fresques ont été détruites en septembre 1628, durant les travaux ordonnés par Urbain VIII Barberini. Nous n’en possédons plus que des descriptions, dont celle, particulièrement importante, de l’Allemand Johann Fichard, de passage à Rome en 1536.
Mise à jour : 14-12-2023