Le portrait psychologique à la Renaissance

Expression de l’intériorité

Selon une idée répandue, la réussite d’un portrait dépendrait de la capacité de l’artiste à voir « à l’intérieur » du modèle pour en « dévoiler » le moi profond.

À partir de la Renaissance, l’intérêt pour la physiognomonie – l’étude du visage en tant qu’expression de l’âme -, dont les principes avaient été élaborés dès l’Antiquité classique, connaît un renouveau. Nous savons que l’intérêt philosophique et scientifique pour les questions psychologiques s’est accru à partir de la seconde moitié du Quattrocento, en Italie surtout. Des auteurs tels que Michele Savonarola, grand-père du célèbre dominicain, ou l’humaniste Pomponio Gaurico réfléchirent à l’interprétation de formes d’expression corporelles. Ils examinèrent la signification expressive des parties individuelles du visage comme les yeux, qui sont aujourd’hui encore qualifiés de « miroir de l’âme » dans la littérature caractérologique. Ils s’appuyaient souvent sur d’anciennes théories médicales des tempéraments. Léonard da Vinci a lui aussi procédé à ce genre de divisions et de classifications. Ses figures grotesques que l’on considère à juste titre comme une forme préliminaire de la caricature moderne, sont un sous-produit de sa réflexion sur l’échelle des possibilités anatomiques et physiologiques des diverses parties du visage. Du point de vue de l’histoire de la civilisation, le peintre de portrait et la physiognomonie se basent sans doute sur des besoins et des intérêts apparentés. Reste à savoir si le spectateur contemporain peut interpréter « correctement » la mimique de la personne représentée. Dans le portrait Il Condottiero peint par Antonello da Messina, les diverses interprétations, que l’on a tirées du regard et de la lèvre inférieure légèrement avancée, ont démontré que le personnage représenté était volontaire et déterminé et demeurait inflexible jusqu’à la brutalité, de sorte que l’on pourrait penser qu’il s’agit là d’un froid chef de mercenaires et usurpateur ne tenant aucun compte des autres êtres humains. Le plus célèbre exemple de projection psychodiagnostique est la Mona Lisa de Léonard de Vinci dont le sourire contient tous les secrets possibles et imaginables.

Mona Lisa, Léonard de Vinci
Mona Lisa (La Joconde), détail, 1503/05, huile sur bois, 77 x 53 cm, Léonard de Vinci (Paris, musée du Louvre)

Le célèbre sourire, dans lequel on a voulu voir toutes les choses possibles et imaginables, n’est gère l’expression d’une passion déterminée. Afin de cacher des sentiments trop clairs, il représente plutôt une situation intermédiaire entre des sentiments extrêmes. Il doit donc être compris comme indice du contrôle des émotions et de la maîtrise du corps, qui est également évident dans l’attitude concentrée et pourtant nouvelle des mains.

Reste a savoir si l’aspect psychologique a reçu la signification que les historiens de l’art lui ont longtemps attribuée à la suite de l’esthétique psychologique – bien que l’on ne puise nier qu’il était voulu par les artistes et leurs commanditaires. Au lieu de vouloir absolument déterminer les caractères de modèles – ce qui n’est finalement pas historique – et établir des diagnostics que l’on peut approuver ou rejeter selon le genre de vie affective, on devrait se demander plutôt comment le côté psychologique s’allie aux fonctions sociales des portraits.

Antonello da Messina : Portrait d’homme, dit Il condottiero

Le portrait d’Antonello da Messina que l’on intitula Il Condottiero (chef de mercenaires) à la fin du XIXe siècle à causa de l’expression énergique et résolue du visage, permet en outre de reconnaître le motif de l’intérêt esthétique : une identification projective aux usurpateurs, héros et génies de la Renaissance et la fascination exercée par leur rapide ascension au pouvoir. Nous ne nous prononcerons pas au sujet de la question de savoir si l’homme représente un chef de mercenaires de la race de Gattamelata ou de Bartolomeo Colleoni, de John Hawkwood ou de Niccolò da Tolentino. C’est peu probable. Il semble plutôt qu’il s’agit d’un aristocrate. Le billet déplié, sur lequel on peut lire « 1475. Antonelli Messaneus me pinxit » (Antonello da Messina m’a peint), est réalisé en trompe-l’œil sur un parapetto – la balustrade en bas du tableau – et montre que l’homme venait probablement de Venise. Antonello a repris le type de portrait des peintres flamands : le portrait de trois-quarts, qu’ils employaient fréquemment, avec la balustrade, placée en avant comme une barrière.

Il Condottiero, Antonello da Messina
Il Condottiero, huile sur bois, 35 x 28 cm,
Antonello da Messina (Paris, musée du Louvre)

Dans le portrait du Condottiero, Antonello renonce aux attributs qui, s’ils étaient exécutés comme caractéristiques sur les vêtements et la coiffure déjà simples de l’homme représenté, pourraient indiquer son rang social ou sa profession. Au lieu de cela, il confère une importance accrue au regard clair et vif qui fixe le spectateur. La coupe limitée à la tête et à la partie supérieure de la poitrine, sur le modèle de portrait de buste développé d’après des exemples romains dans les statues de Mino da Fiesole, Desiderio da Setignano ou Antonio Rossellino, accentue le visage, détaché du milieu sombre et donc neutre, en tant que centre de force et de volonté de la personne, ce qui se manifeste particulièrement dans le regard.

Giovanni di Cosimo de Medici, c. 1454, Mino da Fiesole
Giovanni di Cosimo de Medici, c. 1454, Mino da Fiesole (Florence, Musée du Bargello)
Portrait d’homme (portrait Trivulzio), Antonello da Messina
Portrait d’homme (portrait Trivulzio), 1476, Antonello da Messina
(Turin, Museo Civico d’Arte Antica)

Le modèle est présenté de trois quarts et regarde le spectateur. C’est une attitude qui tend davantage vers le profil que vers la pose de face, comme l’indique l’emplacement de la pupille au coin de l’œil, complètement tournée pour pouvoir nous regarder. La différence entre la direction des yeux et l’orientation du buste ainsi que le léger mouvement de la tête vers le haut donnent de la vivacité à la figure du modèle et un caractère volontaire à son regard, qui nous fait percevoir son sentiment de fierté, sinon de supériorité. La description analytique des traits individuels est extrêmement minutieuse. Elle permet de saisir des détails comme les vaisseaux capillaires dans le blanc des yeux, les sourcils froncés, le ton bleuâtre de la peau rasée de frais. L’effet produit par le modèle des volumes de la figure, que la lumière détache vivement sur le fond sombre, est particulièrement net dans l’ombre projetée sur le vêtement par le pan du couvre-chef. Dans la situation italienne dominée par le portrait noble de profil d’inspiration classique, les portraits d’Antonello da Messina contribuèrent grandement à la diffusion du portrait de trois quarts d’origine flamande.

Double portrait, vers 1502-1510, Giorgione
Double portrait, vers 1502-1510, Giorgione
(Rome, Museo Nationale del Palazzo Venezia)

Le jeune homme au premier plan appuie la tête sur la paume de la main droite, dans l’attitude codifiée du mélancolique. La lumière rasante met dans l’ombre, de façon tout à fait nouvelle, les yeux du modèle, faisant tomber sur le regard un voile de mystère. Le personnage nous regarde sans nous voir, abîmé dans ses pensées. Le visage du personnage au deuxième plan s’oppose à l’autre sous tous les rapports : il est montré en pleine lumière, sa tête est légèrement penchée dans le sens opposé, les traits de son visage sont moins fins, il arbore une expression désinvolte, et il est peint dans un style plus réaliste. L’orange sauvage était identifiée avec la pomme de Vénus en raison de sa nature douce-amère, comme celle de l’amour. La lumière met en évidence et relie les deux mains du jeune homme de gauche, indiquant que c’est l’amour qui est l’objet de ses pensées et la cause de sa mélancolie. Le contraste entre les deux compagnons (liés tous deux à l’orange, troisième point de lumière du tableau) met probablement en scène, de la même manière que la littérature et la poésie de l’époque, l’opposition entre deux expériences différentes de l’amour : l’une plus contemplative, l’autre plus sensuelle.

Lorenzo Lotto et le portrait psychologique

Plus encore que Giorgione et Titien, Lorenzo Lotto peut être qualifié de véritable fondateur du portrait psychologique de la Renaissance. L’artiste qui naquit à Venise, vécut longtemps dans la région de Bergame et fut probablement l’élève d’Alvise Vivarini ; vagabondant sans cesse il mena une existence nomade. La science de l’art ancien, qui avait trop vite tendance à identifier la vie d’un artiste à sa conception de l’art, a voulu voir dans son œuvre l’instabilité et l’anxiété, que des témoignages du XVIe siècle avaient attribué à Lotto comme traits caractéristiques. C’est ainsi qu’est née une œuvre hétérogène du point de vue motif et style, qui semble confirmer les conflits intérieurs de l’artiste. S’il s’agit bien du « portrait psychologique », il ne doit pas être compris au sens moderne, car la visualisation des état psychologiques ne se fait guère de manière analytique, qui démontre quelque chose, mais au contraire de manière énigmatique. Cette tendance est encore renforcée par des rapports partiellement mystérieux, symboliques ou emblématiques et hiéroglyphiques. Au-delà de leur sens étroit, alors seulement connu des initiés, il contiennent un potentiel associatif concret, qui irrite et fascine le spectateur contemporain qui ne connait plus cette sémantique. Le Portrait de jeune homme à la lampe, que Lotto peignit à ses débuts, est encore tout à fait dans la tradition pour ce qui est de la reproduction esthétique de l’apparence extérieure. L’aspect du visage au nez fort et aux yeux scrutateurs, qui regardent pensivement le spectateur sous des sourcils légèrement froncés, presque avec méfiance, est conçu empiriquement, presque comme chez Antonello da Messina, qui avait été formé à l’école flamande. Un élément agité est, et ce nouveau, placé dans la composition grâce au rideau de damas blanc à bordure ondulée. Il semble être agité par le vent et laisse voir, sur le côté droit du tableau, une minuscule fente en forme de coin, derrière laquelle une lampe à huile, que l’on voit à peine au premier abord, brûle dans les ténèbres. On peut donc dire que chez Lotto, peu ou presque rien ne doit être révélé – comme le démontre l’étendue du rideau qui occupe presque toute l’étendue du tableau. La lampe qui brûle est certainement un signe emblématique et fait probablement allusion à la formule biblique lux in tenebris (la lumière brille dans les ténèbres, saint Jean 1,5).

Portrait de jeune homme à la lampe, Lorenzo Lotto
Portrait de jeune homme à la lampe et détail, vers 1506-08, Lorenzo Lotto
(Vienne, Kunsthistorisches Museum)

Ce personnage est très probablement Broccardo Malchiostro, jeune chanoine de Trévise, qui sera l’un des commanditaires de Titien. En peignant le rideau de brocart aux fleurs de chardon, Lotto évoque le nom de l’ecclésiastique (en italien broccato et cardo). Proche collaborateur de l’évêque De’ Rossi, Broccardo avait échappé à un assassinat, ce qui peut expliquer son expression préoccupée. La petite lampe à huile, symbole de la fragilité de la vie humaine, est un élément supplémentaire qui rappelle ce dramatique incident.

Dans le Portrait d’homme à la patte de lion de Lotto, une interprétation concise, allant jusqu’au bout n’est pas possible ici. A cause des conditions esthétiques de production, les significations n’étaient à l’époque apparemment compréhensibles que pour un petit cercle et ne semblent donc plus guère intelligibles aujourd’hui. Le principe de la dissimulatio, de la dissimulation de la vie intérieur psychique, alors exigée par la littérature moraliste naissante, est ici devenu un facteur constitutif du tableau. Si la main posée sur la poitrine peut encore être interprétée comme un geste de sincérité, de déférence ou de protestation au sens de mano sul cuore (main sur le cœur), le motif de la main gauche qui tient une patte dorée pose de problèmes d’interprétation. Le facteur agressif exprimé dans la patte écartée, qui semble sortir de la main fermée de l’homme, est frappant. Un peu en dehors du centre de la toile, ce détail reçoit, à cause de sa petitesse, une valeur particulière encore renforcée par l’éclat de l’orfèvrerie devant le vêtement noir brillant. S’agit-il là d’un attribut se rapportant à la profession et à l’activité de l’homme représenté? Si cela était le cas, il faudrait songer à un sculpteur ou à un orfèvre.

Portrait d’homme à la patte de lion, Lorenzo Lotto
Portrait d’homme à la patte de lion, vers 1527, Lorenzo Lotto (Vienne, Kunsthistorisches Museum)
Portrait de jeune homme au livre, Lorenzo Lotto
Portrait de jeune homme au livre, vers 1530, Lorenzo Lotto
(Venise, Galleria dell’ Accademia)

Le frisson d’un regret, la conscience de la fuite du temps transparaît du visage de ce jeune inconnu, marqué par la pâleur de la maladie. Les références symboliques (tels les pétales d’une rose éparpillés sur la table) évoquent la breveté et la fragilité de la vie. Les mains nobles, exsangues et nerveuses, soulignent l’intensité pathétique de ce chef-d’œuvre.

Portrait de jeune homme, Lorenzo Lotto
Portrait de jeune homme, vers 1526, Lorenzo Lotto (Milan, Civiche Raccolte d’Arte del Castello Sforzesco)

Ce petit portrait est l’une des inventions les plus raffinées et inquiétantes de Lorenzo Lotto. Sa facture est d’une perfection méticuleuse et insistante, et le regard de biais du personnage pénètre profondément celui du spectateur. Comme l’a très bien dit Anna Banti, ce jeune homme est à la fois présent de façon obsessionnelle et « insaisissable, tel le poisson qu’on voit dans un carafon de cristal ».

Voir biographie et œuvre de Lorenzo Lotto

Moretto da Brescia : Portrait de jeune homme

Dans le Portrait de jeune homme de Moretto da Brescia, le jeune homme qui regarde le spectateur, est un noble italien, riche et luxueusement vêtu. Il est assis devant un rideau de brocart orné de motifs représentant des grenades et des œillets, ou plus exactement debout, bien qu’il s’appuie de la main gauche sur l’accoudoir de son fauteuil. Le corps légèrement en oblique sur la gauche, il tient sa tête dans sa main et pose son coude replié sur deux coussins placés sur la table à cet effet. Cette attitude et ce geste correspondent tout à fait au type mélancolique. L’humeur sombre – au XVIe siècle, la mélancolie était une maladie à la mode, qui jouait encore un rôle particulier dans les drames de Shakespeare – est également exprimée dans l’inscription mystérieuse sur le billet qui se trouve sur le bord de son béret garni d’une plume où on peut y lire des mots grecs, où on a traduit cette devise: « Hélas! Je demande trop! ». Mais il existe une autre variante, qui ressemble les deux premiers mots en grec et fait naître le mot « Julia » (Giulia, en italien), si bien que cette courte phrase pourrait signifier l’envie d’une femme qui ne répondait pas à la demande du jeune homme. Mais cette supposition, qui est typique de la manière de voir romantique de la fin du XIXe siècle (W. Frederick Dickes a déclaré en 1893 qu’il pouvait citer une Giulia Pozzi), est moins convaincante que celle qui affirme qu’il s’agirait d’une devise, d’une profession de foi, comme le voulait l’usage dans les cercles aristocratiques.

Portrait de jeune homme, Moretto da Brescia
Fortunato Martinengo di Cesaresco, Moretto da Brescia
Portrait de jeune homme (Fortunato Martinengo di Cesaresco), vers 1530-40,
huile sur bois, 113 x 93 cm, Moretto da Brescia (Londres, National Gallery)

Depuis le XVe siècle, le motif de la tête soutenue par la main, légèrement penchée sur le côté se développait comme signe de mélancolie de « bile noire ». Encore négatif au Moyen Age cet état d’âme fut ultérieurement de plus en plus noté sérieusement. Les humanistes et artistes, les « enfants de Saturne », le considéraient comme « leur » état d’âme, comme le faisait Dürer qui exécuta la célèbre gravure de la mélancolie. Le motif de la mélancolie, qui revient dans l’attitude du noble et dans sa devise, renvoie toutefois à des normes de production, qui avaient d’abord été développées par la bourgeoisie, mais furent ensuite transmises à la noblesse vivant à la cour. On remarque que le « trop » se rapporte moins (ou: pas seulement) aux biens matériels, que le jeune homme possède apparemment en quantité, qu’aux valeurs idéales.

Mélancolie I, Albrecht Dürer
Mélancolie I, détail, gravure sur cuivre, 1514, Albrecht Dürer (Berlin, Staatliche Museen)
Hieronymus Holzschuher, 1526, Albrecht Dürer
Portrait de Hieronymus Holzschuher, 1526, Albrecht Dürer
(Berlin, Staatliche Museen zu Berlin)

Ce portrait du patricien de Nuremberg, ami de Dürer, était à l’origine conservé dans une boite fermée. On comprend aisément qu’il n’était pas destiné à un but officiel. Le fait que Holzschuher ne porte pas de couvre-chef par également en ce sens. Le regard insistant permet de supposer que Dürer a voulu caractériser le tempérament de Holzschuher, la mélancolie.


Bibliographie

Schneider, Norbert. L’art du portrait. Flammarion. Taschen, Londres, 1994
Gigante, Elisabetta. L’art du portrait : histoire, évolution et technique. Hazan. Paris, 2011
Pope-Hennessy, John. El retrato en el Renacimiento. Madrid, Akal/Universitaria, 1985
Collectif. Le portrait. Paris. Éditions Gallimard, 2001
Pommier, Edouard. Théories du portrait. Paris. Gallimard, 1998