Le portrait de profil hérité des médailles.
Dans l’histoire du portrait, le XVe siècle italien présente une opposition tranchée – tant du point de vue artistique que commercial et social – entre le portrait peint et le buste sculpté. En peinture, on préfère systématiquement le profil, qui s’inspire des modèles franco-provençaux,
des exemples d’effigies impériales représentées sur les monnaies romaines, ou encore des médailles du Quattrocento, comme celles que Pisanello réalise avec son inimitable finesse. En sculpture, c’est grâce aux maîtres florentins que commence la production de bustes réalistes, crées pour être vus de face. En dépit de la connaissance de l’art flamand qui a atteint certains centres artistiques – de Milan à Ferrare, de Florence à Naples -, les portraitistes de la Péninsule conservent la présentation traditionnelle de profil. Dans les traités de l’humanisme florentin, à commencer par les écrits de Lorenzo Ghiberti, la question de l’imitation de la nature comme but suprême de l’art est abordée à plusieurs reprises. Le portrait en est la pierre de touche : c’est là en effet que l’artiste doit savoir représenter la nature dans ses manifestations extérieures mais aussi saisir ses aspects « idéaux », exalter ses vertus et cacher – autant que faire se peut – ses défauts. Le portrait d’un personnage célèbre doit donc répondre à cette double exigence : il faut pouvoir le reconnaître immédiatement et, le choix de l’expression, la pose, le type de composition doivent en souligner les qualités humaines et le rang intellectuel et social. Le portrait de profil répond efficacement à toutes ces exigences: les valeurs d’exaltation issues de la tradition courtoise sont renforcées et enrichies de nouvelles significations par les recherches des humanistes et des collectionneurs d’antiquités. Le modèle de noblesse et de gravitas véhiculé par les monnaies romaines à l’effigie des empereurs confirme le seigneur du XVe siècle dans son attitude sereine et satisfaite gravée pour l’éternité. C’est dans les médailles frappées à l’usage des cours que se trouve la relation la plus directe entre la numismatique antique et l’art du XVe siècle. Comme le montre l’inoubliable silhouette de Sigismondo Malatesta, seigneur de Rimini, les profils que l’on voit sur les médailles ont souvent servi de référence à tous les autres portraits peints ou sculptés.
Comme il l’avait déjà fait pour le portrait de la peinture murale à San Francesco, Piero della Francesca a reproduit le profil de la médaille qui avait été frappée par Pisanello pour Malatesta en 1445. Ici encore, il se tient à l’iconographie courtoise traditionnelle, comme l’avait d’ailleurs fait Masaccio lui-même. Piero la rajeunit stylistiquement; et le sens que revêtait la médaille fait place à une plénitude plastique, à une expression fière et de cruauté impassible. C’est pendant le séjour de l’artiste à Rimini que date le portrait de Sigismondo Malatesta.
À la frontière ténue qui sépare le gothique tardif de l’humanisme émerge Pisanello (vers 1380 – avant 1455). Proclamé héritier de Gentille da Fabriano, l’artiste le plus admiré du premier quart du XVe siècle, Pisanello entreprend sa carrière comme peintre de cour entre Vérone, Milan, Mantoue, Naples, et dans d’autres villes encore. Il réalise des peintures et des médailles et, passant d’une technique à l’autre avec une aisance extraordinaire, il parvient à une harmonie totale. Grâce à lui, le portrait de profil atteint le plein développement de ses potentielles expressives, formelles et symboliques. Le peintre travaille à la cour des Este pendant la décennie au cours de laquelle Van der Weyden et Piero della Francesca séjournent à Ferrare. C’est sur ce terrain artistique très riche qu’éclot l’école locale, dont Cosme Tura, camarade d’études de Mantegna, est l’un des représentants.
Le portrait fut peint par Pisanello à l’occasion d’un concours avec Jacopo Bellini, lequel l’emporta avec une œuvre aujourd’hui disparue. Le modèle est représenté de profil avec un plan très rapproché. Dans les cours italiennes du XVe siècle, le portrait de profil constituait, en raison de ses références à l’art numismatique de la Rome impériale, la forme symbolique de la majesté et de la puissance du prince. La restauration de ce tableau a mis en lumière comment le cadrage très serré n’a pas empêché Pisanello de suggérer quelques effets de volume et de profondeur, depuis la saillie de l’épaule et la manche brochée d’or jusqu’à la haie de roses qui s’ouvre sur le fond bleu du ciel. Le marquis de Ferrare était particulièrement sensible aux connotations du portrait de profil. Les sources nous apprennent que Pisanello prenait plaisir à contempler les visages des empereurs romains sur les monnaies et médailles de ses collections, lesquelles lui faisait aussi forte impression que les descriptions de Suétone dans la Vie des douze Césars (en latin De vita doudecim Caesarum).
Les seigneurs n’avaient pas le temps de se soumettre à de longues séances de pose : l’exécution d’une médaille, à partir d’un dessin d’après nature, permettait de forger une image officielle reprise, répétée et diffusée à travers les techniques les plus diverses.
Pisanello: Portrait d’une jeune femme de la maison d’Este
Le Portrait d’une jeune femme de la maison d’Este est l’une des premières œuvres de la peinture de portrait moderne. Il fut créé pendant la décennie où furent également exécutées les remarquables tableaux de Jan van Eyck et de Robert Campin. A l’influence de l’art des monnaies et des médailles, s’ajoute certainement le fait que, sur les portraits peints, les personnes représentées paraissent plates et ne sont pas même modelées en tant que corps. L’opinion concernant la personne peinte sur le petit tableau de Pisanello, la plus défendue pense pouvoir reconnaître Marguerite de Gonzague dans la jeune femme aux traits enfantins et fragiles, au front rasé et à la chevelure tirée en arrière et liée par des rubans sous un bonnet transparent ressemblant à une bosse. Elle était la femme de Leonello d’Este qui l’épousa en 1433. Cette année est considérée comme point de repère pour la datation du tableau. Une autre hypothèse part de la supposition que la femme représentée pourrait être Ginevra d’Este, épouse de Sigismondo Pandolfo Malatesta, souverain de Rimini, qui perdit ultérieurement la faveur de ce dernier; il l’aurait effectivement empoisonnée en 1440, alors qu’elle avait 22 ans. Le portrait aurait été peint à l’occasion d’une demande en mariage, comme le prouvent les accessoires qui s’étendent derrière la figure comme un tapis. Les fleurs lumineuses, qui sortent du feuillage vert foncé – ancolie et œillets – et sur lesquelles sont posés des papillons, sont des attributs mariaux généralement considérés comme symboles de pureté.
À Florence, jusqu’au milieu du XVe siècle, on continue à privilégier le représentation de profil. Le portrait peint du début de la Renaissance conserve une saveur archaïque, car les artistes abandonnent difficilement un système conventionnel, malgré de nombreuses sollicitations et divers artifices de composition : ainsi la représentation de la perspective en arrière-plan et l’ajout de détails de l’habillement – chapeaux au bijoux – en trois dimensions, introduits pour accentuer le sens de l’espace et la profondeur.
La persistance du portrait de profil s’explique par diverses raisons : le rapport étroit avec l’héraldique et le souhait de mise en scène traditionnelle des commanditaires dans les œuvres de dévotion – fresques et retables -, où ils sont presque toujours représentés à genoux, de profil et les mains jointes, qu’il s’agisse de personnages seuls, d’époux ou de familles entières. Dans les fresques de la Chambre des Epoux ou Camera Picta de Mantoue, peints par Mantegna, parmi les nombreux portraits de famille, certains personnages sont représentés de profil. Au premier plan, les membres masculins de la famille Gonzaga, Ludovico Gonzaga, dont les traits sont semblables à ceux d’un buste en bronze conservé à Berlin et son fils aîné Federico, de profil à droite.
Federico da Montefeltro: un profil unique et « obligatoire »
Federico da Montefeltro, duc d’Urbino, représente le véritable prince de l’humanisme italien. Seigneur d’un petit territoire mais de grande importance stratégique, il transforme Urbino, écarté et paisible, en un centre cosmopolite de l’art et de la culture. Urbino attire des maîtres porteurs d’expériences artistiques et humaines diverses. Tous participent au projet qui consiste à faire d’Urbino la « ville idéale » de la Renaissance. Au cœur de la grande saison d’Urbino, il y a Piero della Francesca, l’artiste qui réunit en une synthèse parfaite les qualités d’un peintre extraordinaire et d’un théoricien des mathématiques prodigieux. Piero choisit comme modèle pour le portrait du duc Federico le profil habituel adopté par les artistes de cour, mais dans ce cas cette pose est doublement justifiée. En effet, lors d’un tournoi organisé pour célébrer la paix de Lodi (1454), le seigneur d’Urbino avait été défiguré par une lance d’un adversaire qui, en pénétrant dans son casque, avait défoncé son orbite droite. La pose de profil est tout à fait adaptée. Piero della Francesca peint à nouveau l’effigie du duc dans la pose de donateur à genoux. Il s’agit du Retable de Brera. Avec une grandiose solennité, dans la silencieuse couverture d’un espace lumineux, Piero propose encore une fois le thème du contraste entre la figure corpulente, sanguine en réaliste du commanditaire et les visages absorbés des personnages de la cour céleste.
Le support choisi par l’artiste pour exécuter les portraits, le diptyque, évoque une formule pathétique remontant à l’Antiquité : à l’époque romaine, ces couples, exécutés sur des tableaux en bois, métal ou ivoire, reliés par des charnières, étaient effectivement offerts par les consuls à l’empereur, au sénat ou à des amis influents. Il se peut que la présente œuvre ait été conçue comme un cadeau, mais on ne connaît pas sa destination d’origine. Malgré leur petit format, ces deux tableaux sont un impressionnant document de la passion de gloire du prince, qui se fait célébrer avec son épouse comme étant « fortis sapiensque », c’est-à-dire « brave et sage », versé dans les armes et les sciences, comme l’exigeaient les « miroirs des princes » du Moyen Age et de la Renaissance.
Le couple est placé au premier plan, au point de renforcer, en tant que repoussoir, la profondeur du paysage vallonné qui s’étend à perte de vue et est parsemé de pins en forme de points. Ce panorama qui rappelle les paysages de la vallée de l’Arno peints par Antonio Pollaiolo, est le territoire d’Urbino, situé à l’intérieur des terres de la côte adriatique, entre Lorette et Rimini. Les fortifications des grandes côtières et les bateaux sont là pour renvoyer aux actions militaires du brillante chef des mercenaires.
En Italie, la convention du portrait de profil avait été dominante au point de pousser le compilateur d’un inventaire dressé en 1500 à la cour de Pesaro à noter, à propos de quelques portraits, qu’ils étaient « à deux yeux ». Un demi-siècle plus tard, Ludovico Dolce, dans le Dialogo della pittura intitolato l’Aretino (« Dialogue de la peinture intitulée l’Arétin »), distinguera les représentations du visage de profil, de face et de trois quarts en les dénommant in profilo, in maestà (« en majesté ») et con un occhio e mezzo (« avec un œil et demi »).
Le cadre de marbres polychromes simule l’encadrement d’une fenêtre, de l’autre côté laquelle se trouve le modèle. Derrière le personnage portraituré, une teinture partiellement tirée laisse entrevoir un paysage de bord de mer. Ce mode singulier de composition relie trois espaces et réunit trois genres artistiques: au premier plan, la nature morte avec le livre est trompe l’œil qui pénètre dans notre espace; au deuxième plan le modèle; et, à l’arrière plan, le paysage où l’on découvre la ligne d’horizon.
Le modèle est représenté avec une objectivité aussi impassible que celle avec laquelle sont représentés les objets. La consistance presque minérale des chairs et des choses indique que l’artiste œuvre dans le milieu ferrarais; certains spécialistes on identifié en ce peintre Baldassare d’Este, et d’autres, Antonio da Crevalcore.
Cette représentation de profil respecte les conventions dominantes dans le portrait florentin de l’époque, où la femme est représentée suivant cette typologie pendant toute la seconde moitié du XVe siècle. C’est un des plus beaux portraits de l’école florentine du XVe siècle, l’un des plus sensibles et des plus raffinées. Le très pur profil de la jeune femme se découpe avec netteté sur le fond obscur et lumineux. Dans l’usage savant d’une matière que l’application rend précieuse, communique une émotion et une jouissance esthétique, perce une certaine qualité métaphysique qui rappelle les profils de Paolo Uccello. Il s’agit d’un portrait posthume, peint peut-être d’après les médailles réalisées à l’occasion du mariage de la jeune femme avec Lorenzo Tornabuoni.
Giovanna degli Albizzi épouse de Lorenzo Tornabuoni, fut aussi portraiturée par Ghirlandaio dans le cycle de fresques de la chapelle Tornabuoni dans l’église Santa Maria Novella. Les Tornabuoni étaient une famille riche et puissante, de vieille noblesse, qui pouvait figurer sans complexe aux côtés des Médicis.
Devant le développement extraordinaire des arts visuels et des conquêtes expressives de la peinture à la même époque, ce choix de profil apparaît bientôt comme étrangement anachronique. En réalité, jusqu’au milieu du XVe siècle, les règles de la perspective linéaire et de l’art humaniste ne sont presque exclusivement appliquées qu’à Florence. Dans le reste de l’Italie, c’est le goût du gothique tardif qui domine et qui oppose à la définition rigoureuse et sobre de l’art florentin ses ultimes ornements et son ostentation du luxe jusque dans le choix des couleurs et des matériaux : or, vert tiré de la malachite, rouge extrait de la cochenille, bleu d’outremer, encore plus coûteux, réalisé à partir du lapis-lazuli, et laques que Venise importe de l’Orient. Ainsi se crée cette fascinante ambigüité entre image du monde réel et atmosphère féerique des romans de chevalerie.
Bibliographie
Schneider, Norbert. L’art du portrait. Flammarion. Taschen, Londres, 1994
Gigante, Elisabetta. L’art du portrait : histoire, évolution et technique. Hazan. Paris, 2011
Pope-Hennessy, John. El retrato en el Renacimiento. Madrid, Akal/Universitaria, 1985
Collectif. Le portrait. Paris. Éditions Gallimard, 2001
Pommier, Edouard. Théories du portrait. Paris. Gallimard, 1998