En partant de Pollock
Helen Frankenthaler (New York 1928-2011) après des études supérieures au Bennington College du Vermont fait son début à New York en 1951 avec sa première exposition personnelle à la Galerie Tibor Nagy. De Pollock, qu’elle rencontre en 1950, elle assimile rapidement l’enseignement, adoptant certains de ses procédés, telles la peinture au sol et l’utilisation du trait affranchi de sa fonction de contour. En revanche, elle refuse la technique du dripping, « cet accident ennuyeux » qui échappe à la volonté. Elle lui préfère la méthode de la peinture coulée, imprégnant en profondeur et révélant une toile non préparée. Comme l’a dit Frankenthaler « tu peux te convertir en disciple de De Kooning, mais tu peux le faire en partant de Pollock ». Ses « Soak-Stain » (technique qui consiste à tacher la toile de couleur jusqu’à ce qu’elle absorbe la peinture) sont des lors élus par les peintres coloristes tels que Morris Louis et Kenneth Noland, qui deviennent familiers de l’œuvre de Frankenthaler par l’intermédiaire de Clement Greenberg. La toile Mountains and Sea de 1952 est l’œuvre phare de l’artiste, dans laquelle elle utilise pour la première fois la technique par trempage et coloration. Malgré sa grande taille il s’agit d’une œuvre d’une intimité tranquille. Peinte au retour de la Nouvelle-Écosse, Mountains and Sea conserve les impressions de l’artiste sur les environs du Cap-Breton ; comme elle l’a décrit, les paysages de la région « étaient dans mes bras pendant que je les peignais… J’essayais d’atteindre quelque chose – je ne savais pas quoi jusqu’à ce que ce soit manifesté ». Ici, la couleur joue un rôle nouveau et primordial, avec des lavis de rose, de bleu et de vert qui définissent les collines, les rochers et l’eau, dont les formes sont esquissées au fusain.
L’abstraction chromatique
Dès 1937, John Graham montrait qu’en peinture une modification de la technique annonce nécessairement une modification de la forme. Lorsque Frankenthaler, à l’image de Pollock, abandonna le pinceau et s’arrêta de préparer sa toile avec l’enduit qui empêche les couleurs d’y être absorbées, elle alla au-devant d’une invention formelle neuve. Cela est d’une importance essentielle, non seulement pour Frankenthaler, mais aussi pour l’abstraction chromatique d’une façon générale. Il en résulta en effet, dans toute leur originalité, des formes libres se déroulant de façon permanente. Cette technique consistant à imbiber de peinture la toile non préparée et à la travailler par terre eut des répercussions immédiates. La disparition des mouvements de la main que replaçait une technique mécanique et impersonnelle fut portée à ses limites logiques dans les voiles teintes de Louis, dans les cercles et les chevrons de Noland et dans les giclages mécaniques d’Olitski. Il en résulta l’apparence profondément naturelle d’une image qui, au sens propre du terme, se crée seule. En même temps qu’elle rendait l’œuvre unitaire et immédiate, cette technique interdisait à l’œil de se concentrer sur des détails ; le goût des années soixante l’acclama sans réserves.
La conscience qu’eut Frankenthaler de ce qu’il y avait de plus révolutionnaire dans la peinture de Pollock, c’était sa technique et non ses images, lui donna un immense avantage et l’aida considérablement à surmonter les obstacles de l’illusionnisme sculptural et l’opposition image-fond. De toute évidence, l’impressionnisme et les différents mouvements postimpressionnistes, surtout la peinture de Matisse qui exerça une très grande influence sur de nombreux peintres américains des années soixante par sa franchise directe et sa simplicité, contenaient tout cela en germe.
L’apport majeur de Frankenthaler ne tient pas au fait qu’elle ait inventé la technique de la teinture, mais à ce qu’elle a su utiliser la technique de Pollock pour créer un art de couleur et de lumière. À comparer les peintures de Frankenthaler et celles de émules de De Kooning du début des années cinquante, ce qui les sépare saute aux yeux. Chez Frankenthaler, comme le pigment est étendu au point de retrouver des tons d’aquarelle, la blancheur de la toile joue à plein : elle reflète la lumière comme la feuille de papier dans le cas de l’aquarelle.
Les caractéristiques topographiques du paysage ont souvent servi d’inspiration à l’imagerie abstraite de Frankenthaler. Avec son lavis rouge brillant qui remplit la majeure partie de la toile, l’œuvre Canyon de 1965 reflète le changement de pratique artistique opéré par Frankenthaler, lorsqu’elle a commencé à remplacer l’huile diluée à la térébenthine par de l’acrylique diluée versée en taches plus larges. La douce luminosité du tableau évoque la description de l’œuvre de Frankenthaler faite par le critique d’art Nigel Gosling en 1964, à l’occasion de l’exposition de l’artiste dans une galerie londonienne cette année-là : « Si un artiste peut nous apporter aide et réconfort, c’est bien Helen Frankenthaler, avec ses grandes éclaboussures de couleurs douces sur d’immenses toiles carrées. Elles sont grandes mais pas audacieuses, abstraites mais pas vides, libres mais ordonnées, vivantes mais intensément détendues et paisibles. »
L’habitude de travailler par terre eut une influence profonde sur Frankenthaler. En coupant sa toile en cours de réalisation, Frankenthaler put modifier ses œuvres pendant qu’elle les travaillait, sans retomber dans les procédés de composition qui se trouvent au cœur de la peinture cubiste. Mais l’avantage de cette technique nouvelle est qu’elle permettait, semble-t-il, de trouver une solution à la crise qui paralysa de nombreux artistes mineurs pendant les années cinquante. Cette crise est si profonde et si globale que Pollock lui-même ne parvint pas à élaborer une synthèse entièrement satisfaisante après qu’il eut abandonné la technique de l’égouttage en 1951. Il s’agit à la fois du refus de l’espace tactile et sculptural de la peinture, celui de toute la peinture, de la Renaissance jusqu’au cubisme, pour lui préférer un espace optique, sans allusion ni illusion concernant la troisième dimension, et du refus de tous rapports entre formes et arrière-plans, et même de toutes dispositions à silhouettes. Frankenthaler trouva la solution avec la teinture. L’avantage premier de celle-ci tient à ce qu’elle permet de faire baigner l’image dans un fond neutre, d’identifier la figure et le support, ainsi que Clement Greenberg l’a montré.
Frankenthaler et la gravure
Le travail de Frankenthaler en ce qui concerne la gravure mérite une attention particulière, car l’artiste a exploré un large éventail de techniques allant de la lithographie à la gravure sur bois traditionnelle japonaise. Dépeignant un espace ouvert au-dessus d’une ligne de partage semblable à une montagne, Savage Breeze est la première incursion de Frankenthaler dans le domaine de la gravure sur bois. Dans cette œuvre, son souci d’obtenir les mêmes couleurs vives et les mêmes formes amorphes que sa peinture, a donné lieu à une innovation technique majeure pour cette forme d’art. L’artiste a découpé une fine feuille de contreplaqué en formes encrées séparément, puis, en collaboration avec ULAE (Universal Limited Art Editions), le studio de Long Island qui a imprimé l’œuvre, elle a conçu une méthode spéciale pour éliminer les lignes blanches qui les séparent lors de l’impression. Cette nouvelle technique – saluée par la critique comme « un changement si profond que pratiquement toutes les gravures sur bois ultérieures ont intégré la pensée qu’elle incarnait » – a eu un impact majeur sur la gravure ultérieure. En effet, Savage Breeze est très éloigné de l’aspect graphique de la gravure sur bois traditionnelle, donnant l’impression d’un bois peint plutôt que sculpté.
Gravure sur bois en huit couleurs, Essence Mulberry consiste en une large zone gris bleuté contenant des marques orange, encadrée par deux larges bandes d’un rouge vif. La palette de l’estampe puise ses sources à la fois dans l’histoire de l’art – les couleurs délavées des estampes du XVe siècle que Frankenthaler a rencontrées au Metropolitan Museum of Art – et dans la nature : un mûrier situé à l’extérieur de l’atelier de gravure de Kenneth Tyler à New Bedford, New York. En utilisant du jus de mûre pour capturer le rouge de l’arbre, l’artiste a obtenu la qualité d’une peinture – défiant la nature graphique et contribuant à étendre les possibilités du support. Imprimée par Tyler Graphics, Essence Mulberry a été la première des nombreuses collaborations de Frankenthaler avec le maître imprimeur sur une période d’environ vingt-cinq ans.
Après son divorce avec Robert Motherwell en 1971, Frankenthaler a voyagé dans le Sud-Ouest américain. Deux voyages qu’elle effectue au milieu des années 1970 donnent lieu à Desert Pass (1976) et à plusieurs autres œuvres capturant les couleurs et les tons du paysage du Sud-Ouest.
L’héritage d’Helen Frankenthaler
La technique de la peinture abstraite par trempage et coloration de Frankenthaler a donné naissance au mouvement Color field, ayant un impact décisif sur le travail des autres artistes associés à ce style, tels que Morris Louis, Kenneth Noland et Jules Olitski. Outre son écart frappant par rapport à l’expressionnisme abstrait de la première génération, l’art Color field est souvent considéré comme un précurseur important du minimalisme des années 1960, avec son caractère dépouillé et méditatif. Les toiles de Frankenthaler et de ses confrères peintres du Color field font écho également aux théories de Clement Greenberg, le plus grand promoteur du mouvement et fervent défenseur du second courant du Color field, nommé Post-Painterly Abstraction. Leur absence d’espace illusoire incarnait ce que Greenberg considérait comme le résultat final logique de la peinture moderniste : une adhésion croissante à la qualité intrinsèque du support, qui pour lui était le concept de « planéité », ou la bidimensionnalité du plan de l’image. Finalement, le mouvement et les idées de Greenberg ont perdu leur popularité et ont succombé aux forces plus puissantes du Pop art et du minimalisme. Frankenthaler a continué à faire de l’art dans les années 1980 et 1990, jusqu’aux dernières années de sa vie. En plus de ses travaux de peinture et de gravure, elle réalise sculptures en argile et en acier, et conçoit même les décors et les costumes du Royal Opera House. Après avoir été honorée, entre autres, par la célèbre galerie Knoedler & Company à New York avec l’exposition Frankenthaler at Eighty : Six Decades, Helen Frankenthaler est décédée en 2011 à son domicile de Darien, dans le Connecticut.