De Staël : abstrait et figuratif
Peintre au destin tragique, Nicolas de Staël (1914 -1955) a laissé derrière lui un ensemble d’œuvres suggérant une vision picturale étonnante et singulière qui commençait à peine à émerger. Appartenant à la deuxième génération d’artistes abstraits européens, Nicolas de Staël a grandi dans le Paris d’après 1945, en compagnie des peintres tachistes tels que Jean Fautrier, dont l’abstraction « pure », improvisée et non géométrique a fourni un ensemble de contextes et de contraintes similaires à ceux de l’expressionnisme abstrait dans l’Amérique de l’après-guerre. Artiste plus figuratif que nombre de ses pairs, plus studieux dans son attention à la construction de l’image, de Staël a ouvert un espace envoûtant entre l’art figuratif et l’abstraction, inspirant des figures telles que Jean-Luc Godard – dont les premières images cinématographiques auraient été influencées par la palette de couleurs de de Staël – ou les peintres anglais de l’École de Saint-Ives. La vivacité de l’œuvre de Staël et le succès qu’il rencontrait déjà au milieu des années 1950 rendent sa mort prématurée d’autant plus déroutante et poignante.
Pour de Staël, la figuration et l’abstraction ne se sont jamais exclues l’une de l’autre : un cliché peut-être, mais qui se vérifie dans son œuvre avec des effets si saisissants qu’il se présente comme une vérité urgente et inconnue jusqu’alors. Son but n’était ni de représenter les choses directement, ni de se plier à l’abstraction totale de ses contemporains français et nord-américains. Au contraire, de Staël s’intéresse à la suggestion du volume, de l’espace et des formes distinctes dans les termes les plus simples possibles, faisant allusion à des stimuli externes sans jamais céder à un processus entièrement figuratif. Ami du grand peintre cubiste Georges Braque, il n’est peut-être pas surprenant que de Staël se soit fait connaître par une technique d’empâtement épais impliquant de larges plans de couleur, évoquant vaguement les exercices de fracturation des plans de Braque et de son ami Pablo Picasso au début du 20e siècle. Appliquant souvent sa peinture à la spatule, de Staël crée des toiles sculptées et striées qui conservent quelque chose de l’esprit de l’abstraction géométrique, à une époque où les Tachistes et les Expressionnistes abstraits s’en détournent.
Le suicide de De Staël à l’âge de 41 ans présente un dilemme déroutant, étant donné qu’à la fin de sa vie – à l’exception des derniers mois – il s’orientait largement vers une palette de couleurs plus audacieuses et plus vives, et qu’il s’engageait plus ouvertement dans le monde extérieur à travers son travail, produisant un certain nombre de paysages abstraits stupéfiants. Ces développements, qui répondent en particulier à la lumière et à l’atmosphère de sa nouvelle maison provençale au début des années 1950, suggèrent un processus de libération émotionnelle et offrent peu d’indices quant à la lutte intérieure dont ils sont manifestement issus.
Premières années et formation
Nikolai Vladimirovich Staël von Holstein est né à Saint-Pétersbourg en 1914. Son père est un général d’origine noble, gouverneur d’une garnison de la ville, la forteresse Saint-Pierre et Saint-Paul. Malgré l’entrée de la Russie dans la Première Guerre mondiale, Nikolaï jouit d’une existence confortable pendant les premières années de sa vie, mais à la suite de la révolution de 1917, la famille est contrainte de fuir en Pologne, où elle s’installe en 1919. En 1922, suite au décès de ses parents, Nikolai et ses deux sœurs ont déménagé à Bruxelles pour vivre avec une famille russe, suivant un modèle bien établi d’émigration russe vers le monde francophone. C’est à cette époque qu’il commence à être connu sous le nom de Nicolas de Staël. Nicolas étudie la décoration intérieure et l’architecture, respectivement à l’Académie royale des Beaux-Arts et à l’Académie de Saint-Gilles de Bruxelles. À cette époque, il n’était pas rare que les aspirants peintres se forment à l’architecture, qui semblait promettre une forme d’existence moins précaire. Presque tous les membres du mouvement expressionniste Die Brücke, par exemple, y compris Ernst Ludwig Kirchner, ont d’abord étudié l’architecture à l’institut technique de Dresde. Bien que l’on sache peu de choses sur la formation initiale de Staël et que peu de ses peintures d’avant la Seconde Guerre mondiale aient survécu, il est clair qu’il était déterminé à devenir un artiste. En 1936 il voyage en Europe et en Afrique du Nord, et il rencontre sa première femme, la peintre Jeanne Guillou, au Maroc en 1937. L’œuvre relativement précoce Portrait de Jeannine a été considérée comme une réminiscence du portrait maniériste du Greco (1541-1614) par l’allongement expressif des membres humains et l’utilisation atmosphérique et inquiétante de la couleur et des ombres. En même temps, ces qualités, ainsi que la dominance des nuances de bleu, évoquent la période bleue de Picasso (1901-04), au cours de laquelle une grave dépression a conduit l’artiste à créer des portraits expressionnistes de personnes dans leur vie de tous les jours. Cette fonction représentative enracine également le portrait dans la biographie, d’une manière qui lui confère une certaine clarté poignante. Jeannine mourra en 1946 et, d’après l’atmosphère de ce portrait – malgré sa similitude avec la plupart des œuvres de Staël de cette période – le modèle est déjà malheureux, voire malade.
Voyage vers l’abstraction
« Je n’oppose pas la figure abstraite à la peinture figurative. Une peinture devrait être à la fois abstraite et figurative. Abstraite en tant que mur, figurative en tant que représentation d’un espace ». De Staël
En 1937, de Staël prédit dans une lettre à son ami, le poète René Char, que « ma vie sera un voyage continuel sur une mer incertaine ». Cette déclaration semble prophétique, compte tenu des événements turbulents qui marqueront le milieu de sa vie : un passage dans l’armée, la mort de sa première femme peu après la Seconde Guerre mondiale et l’émergence douloureuse d’un style singulier. Il a commencé à établir ce style après un bref séjour à Nice en 1941, à la suite d’une période de service de deux ans dans la Légion étrangère française. Pendant son séjour dans la ville, il a rencontré et s’est inspiré d’une ancienne génération d’artistes modernes qui avaient développé leurs propres versions de l’abstraction, notamment Sonia et Robert Delaunay, Jean Arp, Henri Goetz et Alberto Magnelli. À cette époque, de Staël travaille dans un style figuratif abstrait qui rappelle quelque peu l’avant-garde russe et nord-européenne – comme dans son Portrait d’Olek Teslar (1942) – et la période bleue de Picasso, comme dans le Portrait de Jeannine. Bien que ses œuvres des années suivantes n’expriment pas la vivacité de Magnelli ou des Delauney, c’est l’exemple de ces artistes qui l’a poussé à remettre en question les prémisses de son travail et à évoluer vers une forme plus radicale d’abstraction. La palette de De Staël reste cependant sombre et discrète. En ce sens, il n’est pas surprenant qu’il ait développé une amitié étroite avec le peintre cubiste Georges Braque, célèbre pour sa gamme de tons bruns et gris. Ils se sont rencontrés lorsque de Staël a pris un atelier à Paris près de celui de Braque, mais après la guerre, ironiquement, de Staël a travaillé dans l’atelier d’un autre contemporain cubiste de Braque, Fernand Léger, beaucoup plus enclin à la couleur.
Les années d’après-guerre sont une période de consolidation pour de Staël. L’une de ses œuvres est acquise par le Musée national d’art moderne de Paris en 1949, et sa première exposition personnelle aux États-Unis a lieu en 1950. La montée et l’hégémonie de l’expressionnisme abstrait aux États-Unis expliquent en partie le succès florissant de Staël au début des années 1950. Son style de peinture se stabilise en même temps que sa situation personnelle et, pendant un certain temps, il vit heureux à Paris avec sa seconde femme Françoise Chapouton, qu’il avait épousée quelques mois après la mort de sa première femme en 1946. Bien que de Staël ait souffert de dépression tout au long de sa vie, il semble que son état soit stable pendant cette période. À cette époque, il est associé au mouvement du tachisme, un groupe de peintres francophones travaillant à Paris après la Seconde Guerre mondiale dans un style non géométrique, souvent improvisé, qui a été considéré comme le cousin européen de l’expressionnisme abstrait.
Maturité et dernières années
On pourrait considérer que le ton de l’œuvre de maturité de Nicolas de Staël a été donné par un événement unique et peut-être improbable : sa présence à un match de football entre la France et la Suède au Parc des Princes à Paris, le 26 mars 1952. La France a perdu par un but à zéro, mais cela n’a aucune importance pour de Staël. Dans ses lettres de l’époque, il décrit l’événement avec fébrilité, évoquant l’éclat des projecteurs et la verdure du terrain. En fait, bien qu’il ait continué sporadiquement à produire des œuvres dans des tons sourds de gris, de noir et de bleu depuis 1950, sa palette s’est considérablement éclaircie à partir de cette époque. C’est toutefois lors du match de football, deux ans plus tard, que cette tendance s’est cristallisée dans son travail. À partir de ce moment-là, il tend à travailler dans des couleurs éclatantes, produisant des cycles d’œuvres comme Les Footballeurs et Le Parc des Princes qui font directement référence au match, et qui font une vertu thématique d’un schéma de couleurs bleu, blanc et rouge évocateur du tricolore français. De manière tout aussi significative, de Staël a commencé à admettre sans réserve la représentation figurative dans son travail à ce moment-là. C’est à cette époque que de Staël rencontre Pablo Picasso, qui lui aurait dit « prenez-moi dans vos bras ». De Staël était une figure visuellement frappante, et le respect de Picasso – non seulement pour son apparence physique, mais aussi pour ses compétences en tant qu’artiste – montre à quel point il était devenu une figure impressionnante à ce stade de sa vie.
Entre août 1953 et octobre 1954, de Staël passe une période en Provence, dans le sud-est de la France, tentant de se remettre d’une mauvaise santé mentale et produisant un corpus de peintures saisissantes et originales en réponse au paysage et à l’atmosphère de son environnement. Malgré la brièveté de sa vie, il a atteint dans cette avant-dernière phase une aptitude technique accrue : ses œuvres de cette période sont les plus reconnaissables et les plus uniques de sa carrière. Cet élan de créativité a été déclenché par un voyage formateur en Italie avec sa famille et ses amis au cours de l’été 1953, qui l’a conduit à Naples, Pompéi et la Sicile. Cette visite a donné lieu à un grand nombre de peintures aux couleurs éclatantes, orange, rouge, vert et jaune, synthétisant la lumière éblouissante et l’architecture gorgée de soleil. L’éminente spécialiste de Staël, Marie du Bouchet, a décrit « l’expressivité flottante » des œuvres qu’il a créées lors de ce voyage.
De Staël s’installe en 1954 dans la petite ville d’Antibes en Provence, choisissant de vivre séparé de sa femme et de ses enfants, qu’il installe à Ménerbes, non loin de là. Il est difficile d’évaluer les raisons de cette séparation forcée d’avec sa famille, mais dans un article écrit à la mémoire de de Staël en 1956, son ami, l’historien de l’art Douglas Cooper, a dépeint un esprit ascétique qui, même après que son travail a commencé à lui offrir un mode de vie confortable, s’est engagé avec une intensité singulière et monacale dans son travail : « Avec le succès vint l’argent, et un jour il découvrit qu’il était en mesure de se livrer à une vie extravagante […] mais pendant tout ce temps, il continua à vivre dans son atelier comme un ascète. De Staël méprisait les peintres qui n’avaient pas le courage ou la conviction de tout miser sur l’inspiration comme lui, mais qui se contentaient de jouir avec suffisance de leurs succès faciles ». De Staël, semble-t-il, exigeait énormément de son travail, étant rarement satisfait de ses peintures achevées. Cette particularité peut fournir un certain contexte pour la suite des événements. En mars 1955, malgré une critique florissante et le succès commercial considérable dont il jouissait déjà, De Staël s’est suicidé en sautant de la terrasse de son immeuble à Antibes.
Diverses raisons ont été avancées pour expliquer son suicide, notamment une dépression aiguë, l’insomnie, une histoire d’amour ratée et la pression liée au succès – il se serait suicidé après une rencontre infructueuse avec un critique d’art. Dans une lettre de Staël écrit : « Je ne sais pas ce que je vais faire. J’ai peut-être assez peint. J’ai fait ce que je voulais. Les enfants ont ce qu’il leur faut ». À la fin de sa vie, il est donc possible que de Staël ait eu le sentiment d’avoir atteint l’apogée de sa carrière et qu’il ne lui restait plus rien à accomplir. Quoi qu’il en soit, la conclusion de sa vie est empreinte d’une certaine poésie tragique, car il s’est sans doute suicidé au sommet de son pouvoir créatif.
L’œuvre de De Staël a laissé une empreinte vive sur l’art européen ultérieur, en particulier dans le domaine de la peinture abstraite non géométrique. Il est intéressant de noter que c’est en Grande-Bretagne que son travail a été le plus admiré, où une génération d’artistes tels que William Scott, Patrick Heron, Keith Vaughan et John Hoyland s’engageaient à nouveau dans l’héritage de l’abstraction, tout comme De Staël l’avait fait. Il a ouvert un espace fertile dans les arts visuels entre les pôles de l’abstraction et de la figuration, un espace qui a été exploré en profondeur par les peintres de l’École de St. Ives à laquelle appartenaient ses admirateurs britanniques. Parmi eux, William Scott a réalisé certaines des peintures les plus tactiles, s’inspirant de l’exemple des surfaces denses et sans pinceau de de Staël pour créer de vastes toiles évoquant des natures mortes. Pour Vaughan, l’exemple de Staël a ouvert la voie à une pratique de la figuration plus manifeste. Sans la relation innovante entre la figure et le sol développée par de Staël, les figures hantées de Vaughan placées dans des paysages lumineux seraient impensables.
La mort précoce de De Staël à l’âge de quarante et un ans l’a propulsé dans l’imaginaire historique de plusieurs critiques et artistes importants. Comme tant d’autres artistes marqués par des troubles émotionnels – Vincent Van Gogh et Christopher Wood entre autres – la réputation de de Staël a été en quelque sorte assurée par sa disparition prématurée – le suicide a inscrit tous ces artistes dans le canon des jeunes modernistes brillants. Mais pour Godard, comme l’a affirmé Sally Shafto, l’œuvre de Staël représentait un moment décisif dans une histoire plus longue de développement artistique. Dans le film autobiographique de Jean-Luc Godard, JLG/JLG : Autoportrait de Décembre (1995), l’une des peintures de Staël est incluse comme reproduction finale dans une séquence comprenant des œuvres de Rubens, Rembrandt, Velázquez, Manet et Kees van Dongen. Il semblerait que pour Godard au moins, la place de de Staël dans l’histoire de l’art soit de la plus haute importance.
Bibliographie
Anne de Staël. Staël. Du trait à la couleur. Hazan, 2023
Karin Müller. Nicolas de Staël. Enfant de l’étoile polar. Selena, 2023
Daniel Dobbels. Staël. Hazan, 2009
Gustave de Staël, Marie du Bouchet. Nicolas de Staël en Provence. Cat. Exp. 2018