Une nouvelle identité dans le langage de l’art
Jasper Johns (Allendale, Caroline du Sud, 1930) s’installe à New York en 1952 et se consacre au dessin et à la peinture. Deux ans plus tard, il détruit toute sa production et commence la série Flags (Drapeaux) pour laquelle il sera connu. L’inclusion d’objets et d’ustensiles quotidiens (journaux, règles, fil de fer, fourchettes, pelles) joue également un rôle fondamental dans l’œuvre de Johns. La réalité extérieure pénètre de manière inquiétante dans la réalité de la surface picturale. La frontière entre la réalité de l’objet représenté et la réalité de la représentation s’efface ; le tableau devient un objet à part entière. Le sujet de l’artiste est pris hors du contexte du conventionnel, du banal, de ce qui nous est familier et auquel nous prêtons peu d’attention. Johns confirme d’une manière nouvelle et très personnelle la vieille vérité selon laquelle le grand art ne dépend pas de l’importance ou de la grandeur du sujet. Nombre de ses œuvres ont été réalisées à l’aide de la technique de l’encaustique, un mélange de pigment et de cire chaude. Cette technique permet une exécution rapide et facilite l’application de plusieurs couches de peinture, un procédé que Johns utilise souvent et qui donne au tableau le caractère d’un objet. Cependant, la palette et la maîtrise de la composition indiquent qu’il est un peintre plutôt qu’un fabricant d’objets. Les couleurs ont une telle richesse et une différenciation chromatique si subtile, la structure sérielle ou non sérielle de ses tableaux est si convaincante, et la variété des interpellations et des harmonies si cohérente, que ses œuvres comptent peut-être parmi les meilleures de l’art contemporain.
Les premiers motifs de Johns – drapeaux, cibles, lettres et figures – étaient bidimensionnels. Ils ont en commun le fait de s’inspirer de formes symboliques et de matériaux quotidiens trouvés et de les inclure dans des collages ou des objets. Le premier Drapeau (Flag) que Johns a peint semblait rendre compatibles deux principes apparemment incompatibles : l’originalité et la reproductibilité, la peinture gestuelle de l’expressionnisme abstrait et l’idée du ready-made de Marcel Duchamp. Dans les années 1950, Johns est, avec Robert Rauschenberg, le principal protagoniste du néo-dada américain.
La galerie Castelli : premiers succès
La présentation de Vert cible (1955) au Jewish Museum de New York constitue le premier pas de Johns pour se faire connaître d’un large public. Son collègue Allan Kaprow avait défendu son admission à l’exposition Artists of the New York School : Second Generation, qui a débuté en mars 1957. C’est là que Leo Castelli, qui avait ouvert sa propre galerie peu de temps auparavant, a vu les œuvres de Johns pour la première fois. Le lendemain, Castelli et sa femme Ileana se rendent au studio de Rauschenberg. Le couple Castelli s’étant souvenu du nom de Johns, ils ont spontanément visité son atelier, car il vivait dans un loft de la même maison. Il semble que la production de Johns les ait immédiatement convaincus. Ils ont acheté un tableau et ont convenu qu’une exposition serait organisée à la galerie. Ce fut le début d’une collaboration fructueuse qui dura plusieurs décennies. Castelli commence à présenter Flag en mai 1957 et, en janvier 1958, il inaugure la première exposition personnelle de Johns dans sa galerie, accompagnée d’un article dans le magazine Artnews, qui présente également l’une des œuvres exposées sur sa couverture : Cible avec quatre visages (1955). Quelques jours plus tard, Alfred H. Barr, directeur du Museum of Modern Art (MoMA), qui avait récemment organisé une vaste exposition itinérante intitulée The New American Painting, présentée dans huit villes européennes puis au musée lui-même, a visité la galerie. Après cette exposition, qui avait mis en évidence l’importance de la peinture abstraite, le moment semblait venu de se réorienter. Le musée a acquis Cible avec quatre visages, Vert cible et Nombres blancs. En outre, le directeur du musée, s’est également intéressé à Target with Plaster Casts (Cible avec des moulages en plâtre). Cette œuvre associe le motif du jeu de fléchettes à une série de petites boîtes dont les couvercles peuvent être soulevés en haut du tableau ; elle s’inscrit dans la continuité d’une œuvre précédente Construction with a Toy Piano. Les petites boîtes contiennent des moulages de parties du corps humain peintes de différentes couleurs.
C’est Rauschenberg qui a convaincu Johns de devenir un peintre à plein temps et l’a encouragé dans ses recherches artistiques. Les deux hommes ont commencé ensemble à gagner leur vie en réalisant des décors pour les vitrines de grands magasins ; puis, dans leurs lofts respectifs du sud de Manhattan, ils ont poursuivi des lignes créatives parallèles, comme Braque et Picasso l’avaient fait à Paris, quand ils ont inventé le cubisme. Johns a déclaré que Rauschenberg était « la première personne que j’ai rencontrée qui était un véritable artiste ». Ce dernier a participé à la conception de décors et de costumes pour les productions du compositeur John Cage et du chorégraphe Merce Cunningham. Dans cet environnement, Johns a étendu son travail à un rôle acoustique et performatif. Au cours des années suivantes, Johns et Rauschenberg ont développé une étroite communauté de vie et de travail.
Changement de cap
Après que Johns ait développé un canon de motifs facilement reconnaissables et que sa première exposition à la galerie Castelli ait été un succès notable, il prend une nouvelle direction, bien qu’il ne la considère pas comme un changement radical. Faux départ (1959), marque ce changement de direction. Johns passe de l’encaustique à la peinture à l’huile ; les motifs de surface avec des zones de couleur clairement définies sont remplacés par l’application de plusieurs couches ; bien qu’ils produisent toujours une impression contrôlée, les coups de pinceau semblent plus nerveux, plus « picturaux ». Les noms des couleurs ont été appliqués sur les surfaces à l’aide de pochoirs. D’autre part, entre 1958 et le début des années 1960, Johns réalise une série d’œuvres dans lesquelles, à l’aide de diverses techniques, il transforme des objets quotidiens tels que des lanternes et des ampoules électriques. La disposition de l’imitation en bronze huilé de deux canettes de bière sur un socle en bronze peint, et une autre sculpture intitulée Painted Bronze (Savarin Can with Brushes). Ici, Johns a transféré une boîte de café Savarin, avec son contenu – des pinceaux et de la térébenthine – sur du plâtre, et a commandé un moulage en bronze, qui a été peint de telle sorte qu’il ressemblait beaucoup à l’original. En utilisant des motifs tirés de la vie quotidienne, Johns est aujourd’hui considéré comme un précurseur du Pop Art. Le concept de Pop Art s’est répandu dans le monde des artistes new-yorkais au plus tard depuis l’exposition The New Realists, organisée à la très influente Sidney Janis Gallery en 1962.
Mais Jasper Johns n’entre pas mieux dans la catégorie Pop que Robert Rauschenberg. Pourtant, tous deux ont ouvert la voie au Pop Art, produisant au passage un ensemble de chefs-d’œuvre picturaux et graphiques dont la qualité extraordinaire n’a été égalée par aucun autre artiste de leur génération. Pas même par des artistes plus anciens comme Roy Lichtenstein. Le créateur d’objets Claes Oldenburg leur est peut-être comparable.
Déjà en 1957, avec Drawing with Two Balls, John avait commencé une série d’œuvres traitant de la misogynie et de l’idée d’expression subjective, que l’expressionnisme abstrait semblait représenter. Painting with Two Balls est similaire, dans sa touche, à Faux départ. L’œuvre se compose de trois cadres avec des cales placées verticalement. Entre celle du centre et celle du haut – toutes deux légèrement courbées pour que la toile ne se froisse pas – se trouvent deux boules de couleur. Painting with Two Balls s’attaquait ainsi de manière amicale mais déterminée à un mythe de la peinture américaine que des critiques comme Clement Greenberg avaient soutenu avec véhémence : « les boules » ironisent sur la virilité que la génération d’artistes autour de Jackson Pollock et Willem de Kooning était censée avoir affichée de manière théâtrale tant dans la peinture que dans leur propre vie.
Je montre ma propre vie
L’année 1961 est souvent considérée comme un nouveau tournant dans l’évolution de l’œuvre de Johns. Son succès lui permet de se retirer partiellement du monde de l’art new-yorkais. Il a acheté une maison sur l’île d’Edisto, au large de la Caroline du Sud, où il a passé plusieurs mois chacune des années suivantes. Selon Michel Crichton, les peintures de Johns sont devenues plus « autoréférentielles, difficiles, dérangeantes ». Pour Leo Steinberg, il s’agit de l’œuvre d’un peintre qui « à l’âge de 30 ans, a eu le courage de faire une autobiographie sans tabou ». De nombreuses œuvres sont dominées par une gamme de tons gris qui avait déjà été annoncée dans Canvas (1956), la première œuvre dans laquelle Johns a fixé un cadre avec de cales à la surface de la peinture, un geste auquel il reviendra au cours des années 1960 dans des tableaux tels que According to What. Ainsi, Johns a littéralement traduit son idéal du médium de la peinture dans le cadre : « L’un des plus grands problèmes avec les cadres, en tant qu’objets, est l’autre côté, l’envers. Il ne peut être résolu, car il est du à la nature des choses ». Plus tard, les observateurs, en plus de cet élément logico-formelle, ont également vu une valeur expressive, un arrangement mélancolique, évoquant le déni, le renoncement, l’absence et le silence, comme l’a écrit la commissaire Joan Rothfuss en 2003.
À la façon de peintres maniéristes qui adhéraient à la doctrine de l’ut pictura poesis (ainsi de la poésie, ainsi de la peinture) selon laquelle l’œuvre d’art doit nécessairement illustrer un texte littéraire précis, abondant en références philosophiques, Johns emprunta son iconographie aux sources écrites les plus diverses, de la Boîte verte aux notes préliminaires de Duchamp, en passant par les spéculations philosophiques de Ludwig Wittgenstein, les poèmes de John Ashbery et de Frank O’Hara. Parmi les poèmes que O’Hara avait mis à sa disposition, Johns a choisi The Clouds Go Soft (Les nuages deviennent doux), qui, dans des images quotidiennes, parle de l’éphémère. Certains auteurs ont établi un lien entre le tableau de Johns intitulé In Memory of My Feelings – Frank O’Hara et la fin de sa relation avec Rauschenberg.
Dans les années qui suivent, Johns élargit son répertoire pictural par deux éléments qu’il attribue à des perceptions fugitives vues d’une automobile en mouvement. Dans le grand format à plusieurs éléments de l’œuvre Harlem Light, il a introduit le motif des carrelages, qui avait attiré son attention dans une peinture murale à Harlem. Le second motif que Johns attribue à une impression visuelle lors d’un voyage en voiture (le motif ornemental d’une voiture qui arrive dans le sens opposé) est le motif du grillage qui apparaît pour la première fois en 1972 dans une peinture de grand format et qui deviendra – jusque dans les années 1980 – une sorte de leitmotiv dans sa production.
« Dans mes premières œuvres, j’ai essayé de cacher ma personnalité, mon état psychologique, mes émotions – a déclaré Johns en 1984 -, ce qui était en partie lié à mon concept de soi et en partie à mes sentiments à l’égard de la peinture. Pendant un certain temps, je me suis accroché à cette attitude, mais, à tout instant, cela semblait être une bataille perdue d’avance. En fin de compte, vous devez remonter à la surface ». Avec Perilous Night, Johns a cité une composition du même titre de John Cage, dont la partition est intégrée au tableau et qui reprend un passage de la légende du roi Arthur, The Perilous Bed ; un lit somptueux dans lequel certains des chevaliers, à la recherche du Saint Graal, étaient exposés aux attaques nocturnes d’ennemis invisibles. Le côté gauche de la Nuit périlleuse est occupé par un motif qu’il emprunte à une source qu’il citera très souvent dans les années 1980 : le Retable d’Issenheim de Matthias Grünewald (vers 1512-1516).
Avec ses nombreuses références à des chefs-d’œuvre d’autres artistes – outre Grünewald, notamment Picasso, Cézanne, Hans Holbein le Jeune et Léonard de Vinci – Johns a suscité une quête iconographique ardue parmi les critiques et les historiens de l’art dans les années 1980 : « J’étais fatigué que les gens parlent de choses que, selon moi, ils ne pouvaient pas voir dans mon travail… » Dans Racing Thoughts, le titre, les motifs et les objets – un portrait de Leo Castelli, une reproduction de la Joconde, une gravure de Barnett Newman, une affiche suisse mettant en garde contre les avalanches, un vase et des poteries – dont le titre est le nom d’un trouble psychique dont souffrait Johns à l’époque : « Des images, des fragments d’images et des pensées défilaient dans ma tête, sans que je puisse en reconnaître le contexte ».
Pour certains historiens, le tableau Green Angel fait référence à la figure de l’ange musicien dans la représentation de la Nativité par Grünewald : il était considéré comme une allégorie de l’espoir ou une image de l’ange déchu Lucifer, comme l’a écrit l’historienne de l’art Joan Rothfuss. Avec l’œuvre Green Angel, Johns tourne à nouveau son regard vers les ambivalences et les questions ouvertes qui accompagnent son œuvre depuis le premier tableau de la série Drapeaux.
Les Saisons
En 1987, Leo Castelli présente Les Saisons dans sa galerie : une œuvre si riche, si hermétique et si complexe qu’il faudra des années aux historiens pour la déchiffrer complètement. Les quatre énormes toiles, dans lesquelles, comme toujours, les allusions privées abondent, offrent une synthèse de la carrière créative de Johns : des fragments d’autres artistes (Picasso, Duchamp, Cézanne, Munch, Dürer, Léonard, Grünewald, Braque, Man Ray), des références littéraires (Melville, Wittgenstein, Beckett, Céline, Hart Crane), musicales et chorégraphiques (Cage, Cunningham), ainsi que d’autres emprunts culturels (objets en céramique de George Ohr), des autocitations (Flag, Savarin Logo, Dancers on a Plane, Voice, Wife/Mother-in-law, Perilous Night, ou le jeu de mots Skull), et, au milieu, une silhouette monochromatique : la figure mystérieuse de l’artiste. Ces multiples références avaient une signification personnelle pour Johns, qui se trouvait alors dans un processus de transition. Les Saisons peuvent être interprétées comme une méditation sur les différentes étapes de la vie, une évolution du printemps (enfance et adolescence) à l’hiver (vieillesse), en passant par l’été (âge adulte) et l’automne (âge mûr).
L’homme représenté est un homme ordinaire et, en même temps, Johns, qui pour une fois baisse la garde – juste un peu – pour donner un fragment de lui-même : car Les Saisons est aussi le chef-d’œuvre de l’artiste, comme Les Mots (1964) était celui de Sartre, qui se décrivait lui-même « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ». « Une œuvre majeure non seulement dans l’histoire de l’art américain, mais aussi du genre autobiographique dans notre pays », a déclaré John Russell dans un article du New York Times.
« Chaque tableau fait référence à un atelier {…} À l’époque, je ne cessais de déménager. J’avais récemment déménagé dans un studio dans les Caraïbes, puis je suis revenu de la campagne à la ville, et enfin j’ai déménagé du centre-ville à un autre studio. Il y a donc eu beaucoup de déplacements de choses d’un endroit à l’autre », se souvient l’artiste pour expliquer son appropriation de l’œuvre l’Atelier du Minotaure de Picasso.
Johns a toujours voulu rester dans le domaine de l’expression individuelle, en agissant dans le cadre encore sentimental de la peinture et de la sculpture. Malgré la simplicité étonnamment complexe de ses premières peintures de drapeaux et de cibles, il a progressivement développé une attitude d’auto-examen rigoureux et de réflexion sur les processus par lesquels il créait ses œuvres. Johns est actuellement l’un des artistes américains vivants les plus chers aux enchères.
Bibliographie
Boudaille, Georges. Jasper Johns. Albin Michel, 1989
Hess, Barbara. Johns. Taschen, 2007
Craft, Catherine. Jasper Johns. Parkstone International, 2009
Collectif. Cat. Jasper Johns, une forme de ressemblance avec le vrai. Fonds Mercator, 2017
Archer, Michael. L’Art depuis 1960. L’Univers de l’Art, 1999