Le Nouveau Réalisme : La sociologie de l’objet
À l’occasion du premier manifeste des Nouveaux Réalistes, le 16 avril 1960, Pierre Restany proclama la mort de la peinture de chevalet, tout en s’engageant en faveur de « la passionnante aventure du réel perçu en soi et non à travers le prisme de la transcription conceptuelle ou imaginative ».
La solution qui propose le Nouveau Réalisme à cette crise est d’une franche brutalité. Elle consiste à ne plus peindre (ou sculpter), c’est-à-dire à ne plus représenter quoi que ce soit se référant à un monde extérieur ou intérieur, pour ne proposer, en fait d’œuvres, que des fragments du réel. Peinture et sculpture ne sont plus pratiquées, mais ignorées ou éventuellement parodiées. Elles s’effacent au profit d’une présentation directe des choses empruntées à l’environnement quotidien – précisément au moment où ce dernier connaît des transformations rapides, grâce à une production économique perçue comme favorable à un progrès généralisé.
Spoerri présente dans Kinchka’s Breakfast I des éléments du monde réel à la manière d’une peinture en trompe-l’œil.
Les techniques du Nouveau Réalisme ne doivent à peu près rien à celles de la peinture ou de la sculpture. Elles doivent par contre beaucoup au bricolage et à l’industrie, aux matériaux nouveaux de la chimie, aux marchandises d’une société qui commence à considérer avec un certain enthousiasme les possibilités ou plaisirs de la consommation.
Arman. Réalisme des accumulations
Armand Fernandez (Nice 1928 – New York 2005) suit les cours de l’École des arts décoratifs à Nice. Il rencontre Yves Klein en 1947, puis étudie à l’École du Louvre à Paris. Arman peint ses premiers tableaux abstraits inspirés de Pollock vers 1955. À la même époque, il exécute la série des Cachets, sortant ainsi des techniques classiques de la peinture. En 1959, il passe à l’objet et réalise sa première Accumulation dans une boîte à paroi vitrée. C’est aussi l’année de la Poubelle, faite avec des objets récupérés sur les décharges. L’année suivante, il devient membre fondateur du groupe des Nouveaux Réalistes. Dans ses séries intitulées Colères, il casse, découpe, brûle, entasse, accumule, détruisant l’objet en tant que pièce unique. En 1967, il travaille en collaboration avec la Régie Renault et débute la série Art-industrie, puis il commence des accumulations en béton en 1970. L’usage du bronze, dans les années 1980, unifie les différents matériaux utilisés et accentue les contrastes et les rythmes. Arman a également réalisé des sculptures monumentales telles que Long Term Parking (1982, Fondation Cartier, Jouy-en-Josas) composée de soixante voitures empilées, ou des décors muraux comme A ma jolie pou le Musée Picasso d’Antibes.
Arman montre ce qui est ordinairement dissimulé et rejeté dans les marges, invitant à considérer ce que l’on veut, quotidiennement, voir le moins possible. L’évolution des modes de consommation peut d’ailleurs, à distance, mettre en cause le caractère « bourgeois » de ces déchets, qui ne semblent plus renvoyer aux pratiques exclusives d’une classe. L’œuvre acquiert alors une portée plus générale : elle peut aujourd’hui paraître témoigner d’un souci écologique, en symbolisant l’encombrement de la société par les déchets résultant de sa surconsommation.
« Dans les inutilisés, un moyen d’expression attire tout particulièrement mon attention et mes soins; il s’agit des accumulations, c’est-à-dire la multiplication et le blocage dans un volume correspondant à la forme, au nombre et à la dimension des objets manufacturés. »
Avec le ready-made, Marcel Duchamp a fourni le modèle de l’appropriation la plus simple : elle extrait un objet de l’anonymat dû à sa fabrication en série, et le particularise par une signature. Dada et le Surréalisme ont pratiqué des modes d’appropriation généralement moins immédiats : les objets son greffés les uns sur les autres, déformés, investis d’intentions subjectives, présentés dans des contextes qui soulignent leur portée perturbatrice.
César : Compressions, expansions
César Baldaccini (Marseille 1921 – Paris 1998) élève à l’École des Beaux-arts de Marseille et à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris jusqu’en 1948 où il se forme aux techniques traditionnelles de la sculpture. Après ses premières sculptures en fer et en plâtre, en feuilles de plomb ciselées, en fil de fer tressé, il utilise des matériaux et des déchets mécaniques de 1954 à 1965, avec lesquels il crée d’inquiétantes figurations grâce à la soudure à l’arc (La Tortue, 1958, Paris, M.N.A.M.). Parallèlement, à partir de 1960, César conduit le processus d’assemblage des matériaux à des conséquences extrêmes et parvient aux Compressions réalisées à partir de carrosseries d’automobiles (Ricard, 1962, Paris, M.N.A.M.). 1965 est l’année de sa première Expansion (Le Pouce, 1965, Paris, M.N.A.M.), comme contrepoint aux Compressions. Il expérimente alors de nouvelles techniques (galvanoplastie, polyester, mousse de polyuréthane…). En 1969, ses Expansions reçoivent un traitement de surface à base de laquages vinyliques successifs. En 1990, César réalise des Compressions de cafetières sur toiles, Natures mortes en hommage à Morandi.
Instaurant un mixte de sculpture et de peinture, César se montre expert pour déceler des capacités formelles et expressives dans ce qui est devenu hors d’usage. Commençant pour détruire, il transforme la tôle sans dissimuler son origine, mais en exhibant au contraire ce qu’elle doit initialement à l’industrie.
Les Expansions sont dues à la découverte d’un matériau, la mousse de polyuréthane, qui peut être colorée par addition de pigments. En contrôlant de mieux en mieux ses mélanges, ainsi que le temps mis à verser les produits et la relation entre leur quantité et l’espace qui les accueille, César peut obtenir des sculptures résistantes, évocatrices par leurs masses de formes plus ou moins organiques.
Raymond Hains et les affiches lacérées
Raymond Hains (Saint-Brieuc 1926 – Paris 2005), après des études à l’École des beaux-arts de Rennes où il se lie d’amitié avec Jacques de la Villeglé (un futur affichiste du groupe des Nouveaux Réalistes), il commence à se consacrer à la photographie ; il réalise des œuvres abstraites (Photographies hypnagogiques) grâce à des trames de verre cannelé placées devant l’objectif. Il tourne ensuite des courts métrages et c’est lors de la réalisation de Loi du 29 juillet 1881 qu’il « décolle » sa première affiche avec La Villéglé en 1949. Son intérêt pour les affiches lacérées vient du fait que leur esthétique s’apparente à ses recherches abstraites dans le domaine de la photographie. En 1957, il présente des affichés lacérées chez Allendy à l’exposition Loi du 29 juillet 1881 ou le Lyrisme à la sauvette, puis, à la Biennale de Venise en 1959, il expose Palissade des emplacements réservés. L’année suivante, il adhère au groupe des Nouveaux Réalistes et expose une série d’affiches politiques déchirés par les passants, La France déchirée, présentées sur des palissades.
Arrachages et grattages ont évacué toute référence aux affiches d’origine : il ne reste qu’une couche de papier incolore, mêlé de colle, et quelques surfaces fragmentaires colorées.
À mi-chemin des ready-mady de Marcel Duchamp, des papiers découpés matissiens et de l’expressionnisme abstrait, Hains développe un jeu analogique entre l’objet, le mot image (Néo-Dada emballé ou l’Art de se tailler en palissade, 1963; La Biennale déchirée de Raymond Hains, Milan, 1964; Monochrome dans le métro, 1983)
Yves Klein, l’aventure monochrome
Parmi les Nouveaux Réalistes, Yves Klein fut incontestablement la figure majeure. Il est l’exemple même d’un artiste dont l’importance tint d’avantage à sa manière d’être – à la valeur symbolique de ses actes – qu’à ses œuvres. On le considère comme l’incarnation d’une tendance constante, celle qui consiste à estimer que la personnalité de l’artiste est sa création la plus complète et véridique. Né à Nice en 1928 et mort à Paris en 1962, fils d’une mère peintre abstrait géométrique et d’un père peintre figuratif, Klein vit dès son enfance dans le milieu de la peinture. Dès 1948, il réalise des pastels et des gouaches. Il voyage pendant quatre ans et séjourne en 1952 au Japon où il se consacre au judo. Il expose en 1955 à la Galerie Allendy et présente des Propositions monochromes, « car je suis venu à penser qu’il y a un monde vivant de chaque couleur et j’exprime ces mondes ». Ses recherches sur la couleur pure s’accompagnent d’un travail sur des formats atypiques (Monochrome vert, 1957, Paris, M.N.A.M.).
Yves Klein exploite un bleu outremer foncé pour le décor de l’Opéra de Gelsenkirchen, réalisé aux côtés de Tinguely et de Kricke. En 1960, il dépose le brevet de ce bleu, qu’il appelle IKB (International Klein Bue). À partir de 1960, il entame la série des Anthropométries de l’époque bleue (empreintes de corps préalablement enduits de bleu IKB). Il présente également un monogold (panneau de bois doré à la feuille) : Ci-git l’espace, RP3, 1960, Paris, M.N.A.M.). Parallèlement , de 1958 à 1962, il crée 215 sculptures-éponges bleues (L’Arbre, SE 71). Il rejoint le groupe des Nouveaux Réalistes et expose au Centre d’essais du Gaz de France des empreintes anthropométriques du feu (Feu-Couleur, FC1, 1962). Il s’attache à réaliser des portraits-reliefs des membres du groupe des Nouveaux Réalistes (Portrait-relief d’Arman, 1962). En 1982, le MNAM de París organise une rétrospective de son œuvre.
Mêlant étroitement réalisations (moulages de ses amis nouveaux réalistes, passage au bleu d’objets ordinaires – éponges, branches d’arbre – ou déjà connotés « d’art » comme La Vénus de Milo), discours d’autojustification et projets d’envergure mondiale, sinon cosmique, Klein prêche pour un « dépassement de la problématique de l’art ». Sa mort prématurée ajoute à sa trajectoire une dimension mythique, mais l’hagiographie qu’il suscite (en particulier chez Restany) ne doit pas dissimuler l’impact de ses travaux les plus pertinents.
Daniel Spoerri : Tableaux-pièges
Daniel Spoerri (Galati, Roumanie, 1930), émigre avec ses parents en Suisse. De 1950 à 1954 il étudie la danse classique à Zurich, puis à Paris et devient danseur étoile à Berne. En 1959, il s’installe à Paris et fonde les éditions MAT (Multiplication/Art/Transformation). Il rejoint le mouvement des Nouveaux Réalistes en 1960 et collabore épisodiquement au mouvement Fluxus. Influencé par Dada, il assimile également le mécanisme du hasard et de l’objet trouvé grâce à Soto et Tinguely. Il commence à réaliser des « tableaux pièges » où il colle des reliefs de repas sans intervenir pour en modifier l’ordonnance (Table de Robert, 1961), puis des « détrompe l’œil » où il utilise un fond auquel il ajoute de nouveaux éléments en relief pour modifier la proposition initiale (Attention chien méchant, 1961), la série des pièges à mots où il visualise des proverbes ou des dictons (Qui dort dîne,1963). En 1967, Spoerri se rend dans les îles grecques et réalise des assemblages dits primitifs. En 1984, il fige des éléments de cuisine en bronze poli qu’il présente comme des sculptures (Les Guerriers de la nuit). Puis il entame les Ethno-syncrétismes où il utilise des masques africains dans des sculptures occidentales (La Princesse Dani, 1986). Depuis 1989 il réalise des « palettes d’artistes » où il colle ce qu’il y a sur les tables de travail de ses amis artistes (Caisse-palette. Erik Deetman, 1989)
Ce qui piège Spoerri est banal : restes d’un petit déjeuner ou d’un repas, bols et assiettes sales, bouteilles plus ou moins vides, mais aussi débris accumulés sur une planche ou dans un tiroir, épaves d’un quotidien sans intérêt abandonnées, bricoles dont on s’est depuis longtemps désintéressé.
Ce tableau piège résulte simplement d’une visite au marché aux puces, et de l’intérêt trouvé à un étalage. Contrairement à un collectionneur ordinaire, Spoerri ne sélectionne pas un objet pour l’acquérir : il s’empare de la totalité – objets disparates et tapis de présentation – de ce que propose un marchand. Il déclare : « Je ne mets qu’un peu de colle sous les objets, je ne me permets aucune créativité. » Une telle insistance sur la non-créativité renvoie sans doute au ready-made de Duchamp.
Le tableau-piège attire l’attention sur ce qui est ordinairement négligé en le faisant basculer de l’horizontale à la verticale. Le Triple multiplicateur d’art feint de respecter la disposition habituelle des choses, mais en l’inversant puis en la répétant, il oblige le spectateur à constater qu’un fragment de réalité est aussi une machine à produire des images.
Martial Raysse
Après des études littéraires, Martial Raysse (Golfe-Juan 1936) s’oriente vers une activité artistique. Dès 1959, il présente des objets en matière plastique dans des boîtes transparentes. En 1960, il expose ses Étalage-Hygiène de la vision, s’inspirant des présentoirs de bazars. Il devient l’un des membres du Nouveau Réalisme et conçoit un environnement composé d’images balnéaires (Rayse Beach, présenté au Stedelijk Museum d’Amsterdam, 1962). À partir de photographies développées grandeur nature, retouchées par la peinture et auxquelles il juxtapose des objets, il travaille sur le stéréotype de la baigneuse et sur la figure féminine inspirée des images publicitaires (Soudain l’été dernier, 1963). Dès 1962, il utilise le néon, qu’il traite à la fois en tant que lumière et « couleur en mouvement » (America, America, 1964). En 1968, après les événements de mai, il se retire dans le Midi puis revient sur le scène artistique en présentant les séries Six images calmes (1972), Coco Mato où il emploie des techniques artisanales (1974), Loco Bello (1976), Spelunca (1978) et La Petite Maison (1981) où il montre un monde plus intime, des scènes de campagnes méditerranéennes.
Raysse a joué sur l’idée de parodie avec ses habiles pastiches de peintures, notamment des œuvres d’Ingres et François Gérard. Dans une version du Cupidon et Psyché intitulé Tableau simple et doux, le Dieu de l’amour tient entre ses doigts un tube fluorescent en forme de cœur.
Contrairement à d’autres membres du Nouveau Réalisme, Martial Rayasse, dans les assemblages qu’il propose durant la brève période au cours de laquelle il participe au mouvement, s’intéresse exclusivement aux objets neufs. Il les sélectionne dans les rayonnages des grands magasins et supermarchés, sans aucune intention de parodie ou de critique, et se contente de les présenter de manière inédite.
Niki de Saint-Phalle
Élevée à New York, Niki de Saint-Phalle (Paris 1930 – San Diego 2002) est d’abord mannequin, puis commence à élaborer, totalement autodidacte, des objets et reliefs en plâtre, qu’elle expose en 1956 à Saint-Gall. C’est ensuite à Paris où elle rencontre Tinguely et les Nouveaux Réalistes, qu’elle conçoit ses Tirs, auxquels participent tous ses amis. Cette agressivité, fondée su un fond biographique, s’exerce notamment lors de ses expositions à Stockholm, à Paris ou à Copenhague, et lui vaut son intégration dans le Nouveau Réalisme. En 1961, elle participe, avec Robert Rauschenberg, Jasper Johns et Tinguely, à un concert de John Cage – David Tudor à l’Ambassade des États-Unis. Dans ses œuvres personnelles (Autels et reliefs où prolifèrent monstres, objets trouvés, armes et menaces plus ou moins explicites) comme dans les entreprises collectives auxquelles elle adhère volontiers (Dylaby à Amsterdam en 1962, Hon avec Tinguely en 1963), elle est toujours soucieuse d’affirmer une liberté de création complète.
Dans les Autels, la dorure y règne uniformément, qui souligne sa référence parodique au sacré religieux. La caricature des figurations religieuses y est patente, jusque dans les bas-reliefs avec de corps enfantins morcelés, mais adopte une virulence supplémentaire sur le panneau central.
Si les Nanas, dont elle commence l’élaboration en 1965, après quelques figures antérieures (La Mariée, 1964), ont pu être perçues comme participant d’une offensive féministe, elles sont en priorité de personnages un peu différents et bariolés, partagés entre la joie et l’effroi. Il y a dans leur prolifération de quoi combler une fêlure intime, et leur succès public repose sans doute sur un malentendu, même si les animaux, objets, fleurs et objets qui les accompagnent – et que l’on retrouve dans l’œuvre graphique – suscitent une ambiance festive. La même ambiguïté se retrouve dans les fontaines élaborées avec Tinguely où le bariolage des formes arrondies est compensé par le graphisme noir du métal.
Jean Tinguely
Jean Tinguely (Fribourg 1925 – Berne 1991) fut élève de J. Ris à Bâle. Il réalise ses premières constructions en fil de fer en 1945 auxquelles il ajoute des moteurs. Influencé par les Constructivistes il réalise ses Méta-Malevich (1954) puis ses premiers Méta-matics constitués d’éléments géométriques colorés. En 1955, il s’installe à Paris, participe à l’exposition Le Mouvement à la Galerie D. René et crée son premier relief sonore. Il met au point en 1959 les Méta-matics à dessiner puis, se rend l’année suivante aux États-Unis où il présente au Musée d’Art Moderne de New York la première machine auto-destructrice intitulée Hommage à New York. Il crée la série des Baluba avec du matériel de récupération (1961-63) que le spectateur peut actionner lui-même. Ses machines deviennent de plus en plus complexes et importantes dans l’espace.
En 1966 Tinguely crée, avec Niki de Saint-Phalle et M. Rayse les décors pour le ballet de Roland Petit, l’Éloge de la folie. En 1977, il construit avec Luginbühl le Crocrodrome pour le Centre Pompidou et débute les Méta-harmonies où les couleurs, le mouvement, le son, les objets de toutes sortes créent des sculptures monumentales baroques (Méta-harmonie I, 1978). Il réalise plusieurs fontaines, notamment pour les villes de Bâle et de Fribourg, puis avec Niki de Saint-Phalle, la fontaine de la place Stravinsky en 1983 à Paris et celle de Château-Chinon en 1988. En 1986, il réalise la série des Mengele, autour du thème de la mort, où il met en scène des crânes d’animaux et travaille à partir de 1988 à la série des Philosophes (Herbert Marcuse, 1988). En 1989, le Musée National d’Art moderne de Paris lui consacre une large rétrospective.