Delacroix, un enfant du siècle
Eugène Delacroix fut l’auteur le plus représentatif de la peinture romantique. Né à Charenton-Saint-Maurice en 1798 et mort à Paris en 1863, toute sa carrière artistique es dominée par sa manière passionnée et par une puissante imagination qui fait éclater la hiérarchie des genres par l’intrusion de ses scènes de massacre ou d’horreur, et la composition classique par la violente utilisation des couleurs. Celles-ci, ainsi que la matière mi-empâtée mi-fluide, renforcèrent encore la dramatisation des scènes. Delacroix écrit Baudelaire » était un curieux mélange de scepticisme, de politesse, de dandysme, de volonté ardente, de ruse, de despotisme, et enfin d’une espèce de bonté particulière et de tendresse modérée qui accompagne toujours le génie. {…} De même, les signes héréditaires que le dix-huitième siècle avait laissés sur sa nature avaient l’air empruntés surtout à cette classe aussi éloignée des utopistes que des furibonds, à la classe de sceptiques polis, qui, généralement, relevaient plus de Voltaire que de Rousseau. »
En décembre 1815, le jeune Delacroix, confiait à son ami Piron : « J’ai des projets, je voudrais faire quelque chose et… rien ne se présente encore avec assez de clarté {…}. Prie le ciel pour que je sois un grand homme. » On ressent bien là les inquiétudes et les espoirs d’une génération nouvelle qui, sortant des collèges, ne vit plus « ni sabres, ni cuirasses, ni fantassins, ni cavaliers ». « Tous ces jeunes gens », écrivait Musset, « étaient des gouttes d’un sang brûlant qui avait inondé la terre ; ils étaient nés au sein de la guerre, pour la guerre. » Delacroix est vraiment le représentant de ces « enfants du siècle », pris entre un passé condamné et un avenir inconnu, mais pour qui, aux débuts des années 1820, tout était encore possible. L’angoisse caractéristique de ces « enfants du siècle » : celle du temps qui passe et de rester inconnu. La plupart des contemporains de Delacroix réagirent de la même manière ; ils produisaient avec une ardeur sans pareille, comme s’ils devaient mourir le lendemain.
Premiers succès
Issu d’une brillante famille, ruinée à la chute de l’Empire, le jeune Delacroix, désireux de se faire remarquer, il fait sensation au Salon de 1822 avec la Barque de Dante. Pour la première fois, il tempéra ses audaces formelles, bien réelles et porteuses d’avenir, pour le désir de montrer qu’il était un vrai peintre. À l’instar de Géricault, l’artiste exalta la puissance des morphologies inspirées par Michel-Ange, comme la figure de la femme, travaillée depuis un modèle masculin. La barque de Charon est une réminiscence du Jugement dernier de Michel-Ange à la chapelle Sixtine. Le peintre, ne s’étant jamais rendu en Italie, ne pouvait connaître la fresque que par la gravure. Dante, en costume médiéval, est reconnaissable à son chaperon rouge et son nez aquilin, Virgile, probablement inspiré d’une monnaie antique, à sa couronne de laurier. Delacroix joue des contrastes. À la figure agitée et déséquilibrée du Florentin répond la massivité bien campée du Mantouan, seul point fixe du tableau. Sous les plis du manteau de Dante se devine un corps humain ; l’excès de draperies autour de Virgile répare l’absence de corps de celui que ne devrait être qu’une ombre.
La figure de la femme, a généralement été rapprochée de la statue de « la Nuit » que Michel-Ange plaça sur le tombeau de Julien de Médicis et que Delacroix pouvait connaître par les dessins de Géricault. La figure alanguie du damné renversé semble inspirée par l’enfant se noyant au premier plan du célèbre tableau d’Antoine Carrache Le Déluge (vers 1615-1618).
Avec la traduction de l’Enfer par Rivarol, imprimé en 1783, la France redécouvrit Dante, parallèlement à l’intérêt croissant pour cet autre auteur « bizarre », si étranger au génie national, Shakespeare. Lorsque Delacroix exposa Dante et Virgile aux Enfers au Salon, le poète florentin commençait à sortir de son purgatoire (la traduction en images du poème de Dante a connu une immense fortune iconographique).
Le chef-d’œuvre du Salon de 1824 Les Massacres de Scio évoque un épisode dramatique des troubles pour l’indépendance grecque de 1820, basé sur les rapports de guerre du colonel Voutier, dans lesquels il parle de vingt mil morts et de déportations massives. La toile acquiert une dimension nouvelle ; la sauvagerie, qui traversait le lointain royaume des morts dans le Dante et Virgile, est maintenant transposée dans le monde immédiat des vivants. Delacroix renvoyait à ses contemporains une image intolérable de leur condition. Dans le livret du Salon, Delacroix fit inscrire, comme explication du sujet, « voir les relations des journaux du temps ».
Un ami de l’artiste a posé pour la figure masculine allongée. Le surintendant des Beaux-Arts, Sosthènes de la Rochefoucauld, a invité sans succès au jeune peintre à contenir la violence et l’ardeur de son pinceau.
L’Exécution du Doge Marino Faliero fut immédiatement qualifiée de sordide. C’est le traitement de la scène qui suscita les plus grandes réserves. Comme dans Les Massacres de Scio, le centre du tableau est laissé vide, provoquant une confrontation brutale du spectateur et du cadavre, dont le corps sans tête gît au pied de l’escalier des Géants du Palais Ducal de Venise. Cette dramatique composition illustre un fait historique du XIVe siècle basé sur la tragédie écrite par Byron.
Les années romantiques
Suivant l’exemple de Géricault avec Le Radeau de la Méduse, Delacroix illustre un événement contemporain : la guerre de l’indépendance grecque avec La Grèce pleurant sur les ruines de Missolonghi. Delacroix se tenait très au fait de l’actualité et une telle idée manifestait bien ses opinions politiques libérales. En 1822 la guerre venait à peine de commencer. Le parti libéral ayant ouvertement pris fait et cause pour les Grecs, le gouvernement royaliste, qui venait de faire face aux complots des carbonari, tendait à considérer cette guerre de libération comme l’une des branches du baste mouvement libéral et national qui secouait l’Europe. Aussi devenait-il évident qu’un tel sujet aurait révélé de la provocation. Lord Byron, membre du Comité grec de libération, tombé à Missolonghi en 1824, devient le héros de la résistance du peuple grec. L’Europe philhellénique se passionne et la « question d’Orient » enflamme Delacroix. La peinture fut exposée au mois de mai à la Galerie Lebrun de Paris comme signe de solidarité avec le mouvement indépendantiste grec.
L’allégorie de la Grèce, pour laquelle Delacroix prend pour modèle Mlle Laure, une jeune femme qui pose alors pour lui, est habillée avec le costume typique grec et allonge son bras en signal de reddition devant l’occupation turque, représentée par le guerrier au fond du tableau. Assiégés par les ottomans, le 25 avril 1825, les défenseurs de Missolonghi, dans la côte du golfe de Patras, se firent exploser avec leurs poudrières plutôt qu’être captifs des turcs. La tache de sang sur la pierre, au premier plan du tableau, est peinte comme si, avec de la peinture rouge, Delacroix avait éclaboussé la toile.
D’une violence extrême, dans La Mort de Sardanapale (1827), Delacroix utilise la couleur et le mouvement pour accentuer le drame de la défaite. Inspirée para une page de Byron, cette toile brise tous les canons traditionnels d’ordre, de décor et de rationalité. Quand elle est exposée au Salon, elle déchaîne une tempête de critiques. Pour renforcer la foi du spectateur, l’art sacré n’avait pas hésité à donner le plus grand relief à des expériences exceptionnelles comme la torture, l’angoisse, l’extase et le triomphe. Désormais, l’art romantique exaltait la foi dans sa valeur en soi. L’émotion et le dramatisme de la scène deviennent des expressions de la personnalité de l’artiste. La différence entre les conventions rationnelles de l’artiste néoclassique et le monde subjectif de l’artiste romantique peut être résumé dans ce mot de William Blake : « Le talent pense, mais le génie voit. » Sur l’artiste pèse à présent la charge de développer le plus complètement possible su propre originalité. Cette conception du rôle de l’artiste, apparue au XIXe siècle, devait jouer un rôle déterminant dans l’évolution de l’art moderne.
Un despote oriental à la pose nonchalante trône sur un lit de parade, entouré, au moment de mourir, de tout ce qui, durant sa vie, a servi à ses plaisirs. Sardanapale ordonne à ses fonctionnaires tuer ses chevaux et ses chiens préférés, ses pages et les femmes de son harem. Le roi, observe la tuerie. Au fond du tableau, l’esclave Aisceh, décide de se pendre d’une des colonnes avant que de mourir par la main des bourreaux. Quelques serviteurs demandent clémence à son roi, qui a décidé de tuer et détruire tout ce qu’il possédait.
Attaqué par la critique académique pour la nouveauté de la composition et l’utilisation de couleurs extrêmement brillantes, le tableau de Delacroix est un exemple typique d’exaltation romantique des extrêmes : brutalité et apathie, peaux blanches et peux noires, violence et résistance.
La liberté guidant le peuple
Après le beau paysage des Massacres de Scio, après la grande diagonale du lit de Sardanapale, Delacroix revint, avec la Liberté guidant le peuple, à un format plus modeste et à une composition pyramidale qui n’est pas sans rapport avec Dante et Virgile aux Enfers : des cadavres au premier plan au-dessus desquels s’agitent les protagonistes principaux, un ton général bien plus clair cependant, sur lequel se détachent quelques masses colorées, bleues, blanches et rouges évidemment, et surtout ce même fond bouché, par les nuées des combats cette fois-ci, troué par une vue sur les tours de Notre-Dame, sœurs des tours de la ville infernale. Cependant, fort de l’expérience de la Grèce pleurant sur les ruines de Missolonghi, Delacroix rejet la disposition en frise de Dante et Virgile et disposa frontalement ses personnages. Désormais, les figures, animées de mouvements véhéments, semblent faire irruption dans l’espace du spectateur.
Delacroix qui avait brièvement fait partie de la Garde nationale pendant la révolte populaire de 1830 s’hi trouve représenté dans le personnage en chapeau haut-de-forme qui tient le fusil dans la main. Delacroix concentre l’attention du spectateur dans l’allégorie de la Liberté moyennant une lumière claire et intense qui l’entoure comme une auréole. Est évidente l’influence des compositions de Goya ou de Géricault dans le raccourci des hommes en premier plan réalisés avec de couleurs froides. Louis-Philippe acheta cette grande toile, présentée au Salon de 1831, pour la somme de trois mille francs. En 1855, Napoléon III permit son exhibition dans l’Exposition Universelle de Paris. Il est probable que Victor Hugo s’est inspiré du jeune révolutionnaire armé avec un pistolet pour le personnage de Gavroche dans Les Misérables.
Des parfums exotiques
En 1832, Delacroix effectua un voyage au Maroc pour accompagner le comte de Mornay en mission diplomatique. L’artiste se laissa envahir par ses sensations qu’il transcrivit dans des nombreux carnets. Il note, étape par étape, ses impressions. Il croyait retrouver « l’Antiquité vivante » dans cet Orient, refusant de porter sur lui un regard pittoresque : « Les Romains et les Grecs sont là, a ma porte : j’ai bien ri des Grecs de David… » De retour à Paris il crée des chefs-d’œuvre aux atmosphères intimistes ou lumineuses comme les Femmes d’Alger dans son appartement (1834), Noce juive au Maroc (1841). Toute sa vie, Delacroix, s’aidant de ses carnets, devait peindre des souvenirs du Maroc. Des couleurs nouvelles s’ajoutent à sa palette. Cet unique voyage le hante jusqu’à ses dernières œuvres. Par le biais de la grande peinture, l’Orient s’imposera comme un sujet de choix pour les plus aventureux des jeunes peintres. Delacroix a ainsi donné à toute une génération l’envie de prendre la mer. L’orientalisme est devenu l’une des composantes du courant romantique ; le goût du public pour ce type de représentations allait en prolonger la vogue tard dans le siècle et s’étendre à l’Europe entière.
Les figures des jeunes femmes occupent le centre de la composition. Son expressivité contribue à créer une atmosphère domestique chaleureuse et intime. La femme située à gauche du tableau ignore la conversation des autres femmes et regarde le spectateur. Le modèle pour cette figure est la parisienne Élisa Boulanger. Delacroix réussit à saisir le charme exotique d’un harem algérien, visité pendant son voyage à Alger entre le 25 et le 28 juin 1832.
L’exotisme des costumes, l’éros de langoureuses jeunes femmes, les ombres fraîches et les lumières du harem font de ce tableau l’un des principaux exemples de l’orientalisme. Comme beaucoup d’autres artistes romantiques, Delacroix concevait la peinture de manière très différente de celle du néoclassique Ingres dans le « Bain Turc ». Partant de l’époque romantique, cette tendance va traverser tout le siècle et se prolonger jusqu’au nôtre. À l’apogée de sa maturité artistique, Delacroix aborde un sujet inhabituel, teinté d’une certaine sensualité interdite.
Au même Salon de 1841, Delacroix présente l’Entrée des Croisés à Constantinople, une commande de Louis-Philippe destinée aux salles des Croisades à Versailles. Dans cette toile, Delacroix au lieu d’exalter l’épopée de la quatrième croisade, insiste sur la désolation qui régnait dans la ville après le sac. L’ampleur de la composition, l’intensité du coloris où dominent les verts si caractéristiques de la seconde partie de la carrière de l’artiste proposent une réinterprétation dramatique de l’art de Véronèse.
Le voyage de Delacroix au Maroc et Alger, marqua une étape importante dans sa formation et ouvrit la période de sa maturité expressive, qui culmine dans les grands cycles parisiens des palais-Bourbon et Luxembourg, l’Hôtel de Ville et la gallérie d’Apollon au Louvre. Après ces vastes programmes décoratifs, sa dernière grande réalisation est la chapelle des Saints Anges de Saint-Sulpice, son testament spirituel et l’un des points culminants de l’art sacré du XIXe siècle.