L’école de Delft
Delft connaît son âge d’or au XVIIe siècle, grâce à ses manufactures textiles et à ses faïenceries, transformant cette petite cité prospère, en véritable pôle artistique. La figure fondamentale du XVIIe siècle à Delft est Jan Vermeer qui y naît et y travaille toute sa vie. L’école de peinture de Delft s’était constituée autour du peintre Carel Fabritius, sans doute disciple ou en tout cas admirateur de Rembrandt, il est actif à partir de 1650. L’un des principaux problèmes abordés dans son enseignement était celui de la perspective. Cet ordre mathématique est qualifié par la lumière, qui pénètre partout en abondance, dans les rues, les cours et les jardins de la ville, à l’intérieur des maisons ou des églises que met en scène la peinture. Un même goût de la perspective retient l’intérêt de ses représentants. Parmi les meilleurs spécialistes du genre, il faut citer Gerrit Houkgeest, Gerrit van Vlier et Emmanuel Witte. Ce type de recherche prend un caractère nettement expérimental chez Carel Fabritius, mais conserve une vocation structurelle dans les œuvres de Pieter de Hooch. Dans son œuvre, Vermeer se montre très attentif aux problèmes de perspective et à la restitution des atmosphères domestiques dans la tradition intimiste de la peinture de genre hollandaise. Elle obéit à ses codes iconographiques, en lui conférant une dimension morale.
Jan Vermeer
L’œuvre et la vie de Johannes ou Jan Van der Meer, dit Vermeer (Delft 1632-1675) sont peu documentées. Fils d’un aubergiste, qui entretenait occasionnellement un modeste commerce d’œuvres d’art – activités qui furent toutes deux reprises par Vermeer – il est inscrit à la guilde des peintres de Delft en 1653. La même année, il épouse la fille d’une riche famille catholique, Catherine Bolnes, qui lui donna onze enfants et vit dans une situation économique qui semble n’avoir jamais été florissante. En 1676, un an après sa mort, sa veuve fut contrainte d’adresser aux autorités une supplique, où elle se dit dans l’impossibilité de faire front à ses créanciers. Les spécialistes attribuent à l’artiste une quarantaine de toiles dont seulement seize sont signées et deux datées. Bien que l’œuvre de Vermeer fut certainement appréciée de ses contemporains, sa renommée subit une longue éclipse ; il fut redécouvert vers le milieu du XIXe siècle.
Les tableaux de Vermeer invitent à la reconstruction d’une histoire humaine ouverte à la fantaisie. La distance physique de celui qui a écrit la lettre et la jeune femme, apparemment enceinte, qui la lit, est soulignée par la chaise vide et la carte sur le mur, détails qui font allusion à la personne absente.
La vie silencieuse des choses
Les premières œuvres de Vermeer témoignent de l’influence initiale des caravagistes d’Utrecht et en particulier de H. Terbrugghen, associé à celle de l’art de Rembrandt, que Vermeer connut sans doute par l’interprétation qu’en donna Carel Fabritius. Dans la Jeune fille endormie se manifestent déjà quelques-uns des aspects les plus significatifs de l’art de Vermeer, et principalement son goût pour une peinture de genre caractérisée par des éléments narratifs réduit au minimum, une description très nette et apparemment impassible, et des figures humaines représentées sur le même plan que les objets ; chaque détail acquiert une vitalité particulière et une « présence » mystérieuse et puissante tandis que toute l’image s’emplit d’une prodigieuse unité atmosphérique et émotionnelle.
La « vie silencieuse des choses » semble reflétée par un miroir clair et net, comme en témoignent avec une perfection croissante les œuvres exécutées par la suite, grâce à la diffusion de la lumière dans les intérieurs par des fenêtres entrouvertes, au jeu de reflets et aux effets de transparence, de pénombre et de contre-jour comme dans Le Verre de vin ou Jeune femme lisant une lettre. Ces mêmes éléments atteignent de sommets de simplicité et de vérité optique, parallèlement à une impression de suspension magique du temps, dans La Laitière ou dans La Dentellière. Autant de qualités et de suggestions qui se retrouvent, au plus haut niveau, dans la quiétude de La Ruelle, où malgré la sensation de silencieuse quiétude qui émane de ce tableau, il est possible de déceler du mouvement et de transformation temporelle, comme dans les nuages qui arrivent.
La virtuosité de Vermeer réside dans la perception magistrale de la lumière diurne laquelle pénètre généralement dans la pièce en oblique, et dans l’impression de naturel et de simplicité qu’engendre l’espace représenté. On pourrait parler des « natures mortes avec des êtres humains », d’exercices centrés sur le rendu de surfaces palpables et sur l’illusion d’optique. Avec Vermeer, le réalisme inauguré par un peintre tel que Caravage atteint à la perfection. Grâce à lui, c’est un regard neuf que nous posons sur des cènes quotidiennes.
Dans une pièce dépouillée, une jeune femme verse du lait dans un large bol. Son expression concentré et son allure massive laissent une impression de grande solidité. Un panier, une cruche, les petits pains posés sur la table, la nappe bleue : une simple nature morte de petit déjeuner. La lumière qui entre par la fenêtre est fondamentale, et met en évidence la blancheur de la coiffe et celle du lait. Le mur blanc accueille lumière et ombre.
La chaufferette sur le plancher symbolise le désir d’attentions amoureuses, élément symbolique renforcé par la décoration des carreaux en faïence typique de Delft, avec l’image de Cupidon. Afin de créer ses effets d’ombre et de lumière, et de suggérer le côté « palpable » des choses, Vermeer utilise ici une technique particulière tout en petites touches.
Le rideau en trompe-l’œil et la nature morte du premier plan sont des éléments de virtuosité qui ont pour effet délibéré d’éloigner le spectateur du sujet qui est, en l’occurrence, l’absorption totale de la jeune fille lisant, dont le visage est reflété dans les carreaux de la fenêtre.
Dans ce chef d’œuvre, Vermeer exalte les vertus domestiques féminines dans l’ambiance morale du quotidien (le livre à côte du coussin est probablement une Bible). Dans une ambiance de douce intimité, qui est soulignée par le petit format du tableau (le pus petit jamais réalisé par Vermeer), la jeune fille est toute concentrée dans son travail, la réalisation d’une dentelle, mais que nous ne voyons pas, cachée par sa main droite. Les fuseaux, les épingles et les fils sont maniés avec beaucoup d’application.
Gentilshommes et jeunes dames sont le sujet de multiples peintures modernes, à la mode à partir des années 1620, mais Vermeer confère très souvent dans ces scènes, une dimension morale. Dans Le Verre de vin, il traite de la boisson et de ses dangers.
La jeune femme boit tranquillement le verre qui lui est offert. L’élégant jeune homme semble prêt à remplir le verre de la jeune fille lorsqu’elle l’aura vidé. Sur la table couverte, selon l’habitude, d’un tapis oriental, sont posés quelques libres de musique, quelques-uns d’entre eux débordent du plan de la table.
Sur la chaise est posée une cithare, instrument qui a peut-être été l’objet de la rencontre, ou qui sera utilisé plus tard. L’image peinte sur le vitrage de la fenêtre représente la figure allégorique de la Tempérance, qui tient un mors à la main en signe d’exhortation à modérer et contenir les passions.
On date du début des années 1660, les portraits très raffinés comme Jeune fille à la perle ou Jeune fille au chapeau rouge ; dans les œuvres suivantes se manifestent de nouveaux intérêts pour un dessin plus complexe fondé sur une perspective illusionniste, pour des contrastes de lumière, pour des couleurs plus prononcées et par des éléments de caractère allégorique l’Atelier du peintre, le Géographe et l’Astronome.
Vermeer peint des intérieurs ensoleillés et clairement agencés dans lesquels prennent place un nombre limité de figures et accessoires. Une chaise disposée de biais, le drapé chatoyant d’un tapis ou d’un rideau introduisent ainsi le regard dans la perspective de la pièce en reléguant à distance le sujet principal. Le traitement plus flou de ces motifs ou l’aspect perlé des reflets de lumière dénotent l’usage probable de la camera oscura (chambre noire).
Témoins d’un extraordinaire sens du détail dans l’observation de la réalité, lumière, reflets de couleurs, étoffes, se reflètent sur l’aiguière et son bassin qui à leur tour réfléchissent les tons et les motifs du tapis de la table.
Il est difficile de se faire une idée de la conception que Vermeer avait de la peinture, mais on peut supposer qu’il voyait dans la nature et dans le monde de nombreux symboles, et ce conformément à sa foi (et à la pratique picturale de bon nombre de ses contemporains et concitoyens). Dans l’Allégorie de la peinture, véritable « manifeste », prouve que Vermeer réfléchissait sur la théorie de la peinture, ainsi que Velázquez, parmi d’autres, l’avait fait avant lui.
Le peintre porte de vêtements à la mode bourguignonne d’autrefois, mais il peint dans le style de Vermeer ; ce contraste établit un rapport direct entre Vermeer et un peintre du XVe siècle tel que Van Eyck. Ses attributs sont peu nombreux : un chevalet, un bâton de peintre sur lequel sa main repose et un pinceau. Il est en train de peindre la couronne de laurier. Il ne s’agit pas d’un « modèle » habituel ainsi que le prouvent ses attributs : une couronne de laurier, un livre et une trompette. C’est Clio, la muse de l’histoire, qui « inspire » ici le peintre. La peinture est un art libéral, non pas un artisanat. La trompette pourrait symboliser la « célébrité » et la « renommée ». Une carte des Dix-Sept Provinces orne le mur. Vermeer place fréquemment de chaises au premier plan. Ici, une chaise inoccupée est placée derrière l’épaisse et riche tenture qui a été ouverte pour nous offrir une vue sur la scène.
Le pouvoir de la musique
Selon le contexte, les allusions à la musique et la représentation d’instruments musicaux peuvent avoir diverses significations. Le virginal ou l’épinette avec le couvercle décoré d’une scène de paysage sont des instruments d’un grand raffinement. Il est, en outre, une allusion à l’amour que la présence du paysage vient renforcer : dans certains poèmes du XVIIe siècle, l’innocence était comparée à la nature comme dans Jeune femme debout devant une épinette où la présence du Cupidon est une citation d’une illustration du Livre des emblèmes de Otto van Veen dans lequel le petit amour tient à la main une carte avec le chiffre I. Le message est : « Qui aime doit n’aimer qu’une seule personne ». Image de l’harmonie et de l’atmosphère joyeuse qui règnent au sein d’un couple, les instruments peuvent également renvoyer à la sensualité et à la frivolité. Dans La lettre d’amour l’instrument montré ressemble à un luth, attribut des amants. Il suggère aussi la forme du corps de la femme, comparaison qui apparaît fréquemment dans la littérature de l’époque. Des interprétations qui font partie de la symbologie amoureuse dans la peinture de genre. Le grand et poétique artiste arrête les images dans un silence suspendu dans un rayon de lumière qui passe.
Le rideau relevé nous permet de contempler l’espace domestique du personnage principal et d’en goûter la douceur. La robuste servante vient de remettre une lettre à sa maîtresse qui arrête de jouer. L’instrument montré ici ressemble à un luth, attribut des amants. Dans le tableau accroché au mur, un navire affronte un vent violent et un ciel nuageux. Au XVIIe siècle, une telle métaphore était un cliché : l’amour est tout aussi « dangereux » que la mer. Peut-être le temps menaçant signifie-t-il que la femme va au-devant de problèmes amoureux?
Pieter de Hooch
L’événement le plus important de la carrière de Pieter de Hooch (Rotterdam 1629 – 1684) est son long séjour à Delft – prés de dix ans, à partir de 1654 -, pendant lesquels il se compare à Vermeer. L’artiste décrit avec un soin affectueux l’atmosphère domestique et donne à certains de ses tableaux le rôle d’images-symbole de la culture hollandaise du XVIIe siècle, où la propreté et l’ordre domestique étaient des valeurs très importantes, voire obsessionnelles. Vers 1663, De Hoock s’installe à Amsterdam où ses œuvres sont très recherchées par les collectionneurs. Les peintures de cette époque montrent un attachement progressif au goût aristocratique des commanditaires dans la plus grande recherche de majesté, dans l’ampleur des espaces, dans le choix d’architectures plus somptueuses et dans la rigidité un peu maniéré de ses personnages.
Ce tableau de genre, peint avec une grande précision, se prête, au-delà de son caractère si nettement quotidien, à une lecture moralisante. L’intérieur présenté est cossu : armoire en bois de chêne et d’ébène, pilastres des fenêtres et de la porte, tableaux, sculpture grecque (certains y voient l’effigie de Mercure, le dieu de commerce, qui représente l’homme absent de cette scène). La maison possède par ailleurs plusieurs pièces et un étage. La servante et la maîtresse de maison déposent une pile de linge propre dans l’armoire. L’enfant joue. Par la baie de la porte, on voit la pièce donnant sur la rue et par la porte d’entrée ouverte sur la rue, on aperçoit un canal, avec, sur la quai opposé, un immeuble typique du XVIIe siècle.