L’école de Ferrare au XVIe siècle
En 1497, Boccaccio Boccaccino, un artiste originaire de Crémone qui vivait à la cour de Ludovico il Moro, vint pour la première fois à Ferrare pour répondre à l’invitation du duc Ercole I d’Este. L’arrivée de ce peintre étranger, un Lombard pétri d’influences léonardesques, marquait le début d’un nouveau chapitre de la peinture ferraraise ou école de Ferrare après une période exceptionnelle marquée par le génie de Cosmè Tura, de Francesco del Cossa et d’Ercole de’ Roberti.
Ces derniers travaillèrent aussi à Bologne où ils gagnèrent la faveur de la ville en fondant le lexique à la fois fantastique, littéraire et intellectuel qui inspirera quelques années plus tard Lorenzo Costa, un autre artiste d’origine ferraraise, peintre des Bentivoglio, seigneurs de Bologne. La mort de Cosmè Tura en avril 1495 avait laissé un vide qui comblèrent d’abord des artistes dévots, à mille lieux des énigmes et des enchantements stylistiques de l’époque tout juste révolue, puis l’explosion des années 1510 qui correspond à l’entrée en scène de Dosso Dossi, Garofalo, Ortolano, Mazzolino et Girolamo da Carpi. Le passage du XVe au XVIe siècle se traduit par un changement culturel non seulement à Ferrare, mais aussi dans beaucoup d’autres villes de la plaine du Pô telles que Venise, Mantoue, Crémone et Parme : ce changement culturel fut alimenté par une série de suggestions alimentées par des sources différentes, toutes placées sous le signe d’une religiosité vouée au renouveau spirituel et moral de la société de l’époque. Ce n’est pas un hasard si Ercole de’ Roberti fut littéralement licencié par Ercole I parce qu’il accompagnait le futur duc Alfonso dans ses escapades nocturnes vouées à la transgression et à la débauche. C’était l’époque de Savanarole : le moine prédicateur fut exécuté à Florence en mai 1498, alors que Ferrare mettait en place l’un des programmes les plus ambitieux de politique expansionniste du duc : l' »Addizione Erculea. Parallèlement, c’est de cette époque que date la mise en place d’une bonne gestion des institutions monastiques ainsi que des nouvelles structures ecclésiastiques et associatives. Toutes ses mesures concoururent à la diffusion d’un art religieux modéré, aux formes douces et aux tons pâles intensifiés par la lumière, alimenté par le classicisme fleuri de peintres bolonais tels que Lorenzo Costa et Francesco Francia ainsi que par des influences flamandes et allemandes qui remirent souvent au goût du jour les vieilles allégories gothiques.
Ce retable fut peint pour le maître-autel de l’Oratoire de la Conception (rattaché à l’église San Francesco de Ferrare), commissionné probablement par Carlo et Camillo Strozzi. Il a été commencé par Gianfrancesco Mainieri (un peintre originaire de Parme qui travailla à Ferrare pour les ducs d’Este) qui réalisa le trône très ornementé et les petites scènes. Il a été fini par Lorenzo Costa, qui a réalisée les figures de grande taille, mais a seulement modifié le saint soldat (qui est probablement saint Guillaume) légèrement.
Les scènes narratives représentées habituellement sur le bord inférieur du retable, se trouvent ici sur le socle du trône. Elles se lisent de droite à gauche, en commençant par la Nativité et finissant avec le Christ parmi les Docteurs. Les peintures à côté de la voûte à caissons montrent le Sacrifice d’Isaac et probablement Esther devant Assuérus. Lorenzo Costa fut formé dans le milieu ferrerais, sur les exemples de Cosmè Tura et d’Ercole de’ Roberti, il alla s’installer en 1483 à Bologne (où de’ Roberti travaillait déjà depuis 1481). Plus tard il s’installa à Mantoue comme peintre de cour (tableaux mythologiques pour Isabelle d’Este)
Dosso Dossi (? vers 1489 – Ferrare 1542)
Dosso Dossi, pseudonyme de Giovanni Luteri, on ne connaît pas avec exactitude le lieu et la date de naissance de ce peintre destiné à devenir le protagoniste de l’école ferraraise de la première moitié du XVIe siècle. Il travailla presque exclusivement au service d’Alfonso I d’Este, à part des travaux de jeunesse pour Mantoue (1512) et les fresques de la villa Impériale de Pesaro (vers 1530). La rencontre de Dosso avec le milieu artistique de Mantoue (où prédomine l’héritage de Mantegna avec la Chambre des Époux, les Triomphes de César, les toiles pour Isabelle, épouse de Francesco Gonzaga et sœur d’Alfonso I d’Este) et surtout avec les peintres Vénitiens, avait été précoce et déterminante : la datation du Polyptyque de Sant’Andrea (1513) peint en collaboration avec Garofalo, un artiste déjà plus âgé, montre combien les horizons de ces deux peintres étaient différents. Avec sa palette entièrement renouvelée, ses couleurs intenses, énergiques, son humanité à la fois héroïque et téméraire empreinte d’expressions et de subtilités disposées par masses denses, traversées par des éclairs de lumière qui jaillissent des cuirasses et des manteaux épiscopaux et qui se reflètent dans les frondaisons, une des caractéristiques les plus personnelles et reconnaissables de l’artiste en raison de la lumière très particulière qui imprègne ses paysages. Son séjour à Venise, documenté à partir de 1516, avait sûrement commencé à la fin de la décennie précédente : dès les premières réalisations, on remarque qu’il s’inspire du chromatisme de Giorgione et du jeune Titien, l’interprétant selon un goût excentrique, audacieux et personnel. Parfait héritier de l’original anticonformisme ferrarais, il atteignit sa meilleure expression dans des tableaux de petites dimensions, religieux et profanes, dans lesquels il essaya de peindre par touches et par taches, enrichissant sa peinture d’une luminosité magique et d’incendies improvisés de couleurs (Idylle ou Les Trois Âges de l’Homme, New York, Metropolitan Museum ; Lamentation sur le Christ mort, Londres, National Gallery). La sensibilité poétique qui émane des paysages à l’arrière-plan est incomparable, baignant les scènes dans des atmosphères romantiques ou fantastiques, comme dans la légende du Départ des Argonautes : Aeneas and Achates on the Libyan Coast, Washington, National Gallery).
C’est à travers l’influence de Giorgione, de Sebastiano del Piombo et enfin de Titien que s’explique le mieux la profondeur de l’œuvre de Dosso, l’humanité à la fois rêveuse et sauvage de ses physionomies, l’inquiétude sensuelle de ses figures altérées et décomposées, même quand elles se parent d’habits antiques.
Ayant été en contact, à Florence et à Rome avec l’art de l’Italie centrale, Dosso se tourna vers de formes plus amples et de composition plus classique, comme cela apparaît déjà après 1520, aussi bien dans les tableaux d’autel que dans les tableaux mythologiques comme la Magicienne Mélisse (dite aussi Circé) ou l’Apollon (tous deux à Rome, Galleria Borghese). Pour Dosso, l’important c’est surtout de proposer sa réaction à Raphaël, de se mesurer au génie de la peinture ombrienne et romaine dans une joute qui présuppose des contacts directs et permanents avec son œuvre. Les trois saints du retable de Modène rappellent davantage Michel-Ange en raison de leur aspect titanesque, mais ils évoquent surtout un dialogue avec la peinture vénitienne et avec ses variantes de la terre ferme qui font de Dosso un antagoniste de Raphaël : le regard tourné vers une ascension fantastique de la lumière, adepte d’une couleur vibrante posée matériellement sur la toile, Dosso se place sous l’égide de Titien et de la peinture sans dessin, une peinture libérée des règles qui s’élève des corps mêmes des saints, au physique hors norme.
Apollon, une des douze divinités olympiques est représenté ici comme musicien. Il est couronné de son attribut, le laurier. Le naturalisme du torse et du bras tenant l’archet, et le paysage à l’arrière-plan, montrent comme Dosso savait donner des exemples de cette observation directe de la nature dans ses œuvres. Apollon qui dans les peintures est représenté nu, la draperie a été ajoutée quelques années plus tard ; une fois enlevée, i laisserait apparaître Apollon sous une forme plus libre, semblable à celle de l’Apollon de Raphaël dans le Parnasse des Chambres du Vatican.
Ce chef d’œuvre plein de poésie, représente une femme imposante et mystérieuse peinte dans son cercle magique alors qu’elle s’apprête à réaliser un sortilège. Dosso, qui était un ami de l’Arioste et un lecteur attentif d’Ovide, s’est inspiré de leurs œuvres littéraires pour réaliser ce tableau. L’identité de cette magicienne fait cependant encore l’objet des interprétations iconographiques les plus variées : certains pensant qu’il pourrait s’agir d’une magicienne belle et perfide du type Circé ou d’Alcyne, d’autres reconnaissent en revanche dans ce personnage une bonne fée telle que Mélisse, qui aida les chevaliers chrétiens, transformés en animaux, en arbres ou en plantes par des sortilèges antérieurs, à retrouver leurs apparences humaines.
Ce tableau n’a pas de précédents dans l’histoire de l’art. Toutefois, certaines influences d’autres maîtres semblent jouer un rôle fondamental sur cette image : surtout le tableau de Titien intitulé « Amour sacré et l’Amour profane » de 1514-1515. La femme peinte au premier plan de manière monumentale, vue d’en bas, dans un paysage verdoyant, exprime la même liberté d’action que dans l’œuvre de Dosso. Les deux peintres s’étaient rencontrés quand Titien avait séjourné à Ferrare en 1516. Durant le mois de mars de la même année, Dosso se rendit à Venise pour y travailler. La pose puissante de la magicienne, le turban et la grande table qu’elle tient dans ses bras, son impact monumental sur l’observateur renvoient aux « Sibylles » de Michel-Ange sur la voûte de la chapelle Sixtine. Dosso pourrait les avoir vues en 1513 lors d’un de ses voyages à Rome.
Dosso, peintre de cour
Dosso Dossi, principal peintre d’Alfonso I d’Este à Ferrare, avec son frère Battista, Dosso fournit à la cour l’essentiel de ses peintures mythologiques, portraits et fresques décoratives. La vie de Dosso et de son frère se déroula au contact d’artistes locaux et étrangers dont certains furent leurs compagnons de travail, comme lors des travaux de décoration du château de Buonconsiglio à Trente. La présence à Ferrare de si nombreux artistes se traduisit par un système d’influences réciproques dans lequel Dosso prit très nettement position ; Dosso Dossi participa au projet de la décoration des appartements d’Alfonso I (les Camerini) avec une Baccanaria (un terme forgé par Vasari) avec les Histoires d’Énée, actuellement perdues ou dispersées dans plusieurs musées, disposées comme des frises à l’intérieur des salles. Sa rencontre avec Titien, qui séjourna à plusieurs reprises à Ferrare entre 1516 et 1529, fut pour lui déterminante à la fois sur le plan de la fable mythologique et pour les sujets de paysage, jusqu’à la série des Philosophes où l’expérience de Michel-Ange finit elle aussi par jouer un rôle de premier plan dans la dilatation des figures et des fonds, débarrassés de toute exubérance naturelle. Les visions magiques et mystérieuses de Dosso sont un reflet de l’Arioste, absorbées par une imagination enflammée par la couleur dans une géographie édénique qui a déjà subi une sublimation des sens que l’on retrouvera plus tard dans le Guerchin. La tendance de Dossi à l’enchantement, au magique et au merveilleux tend toujours à transformer irréversiblement la réalité en mystère. Les œuvres tardives, comme les fresques pour Pesaro ou Trente et de nombreux tableaux de chevalet (Allégories, Modène, Galleria Estense), traduisent en revanche l’évolution de l’artiste vers une manière plus conventionnelle et régularisée sous l’influence de Jules Romain. Ce tournant s’explique aussi par la collaboration de son frère Battista (vers 1497- Ferrare 1458), qui, entré en contact à Rome, avec l’école de Raphaël, travailla activement à Ferrare, pour la cour des Este, se spécialisant lui aussi dans les tableaux de petites dimensions (Sainte Famille avec saint Jean, Rome, Galleria Borghese).
Ce tableau fait partie d’une série de « Savants » réalisé par Dosso qui représenteraient selon l’hypothèse de Federico Zeri (1984) les sept arts libéraux : le « trivium » (la grammaire, la logique et la rhétorique) et le « quadrivium » (la géométrie, l’arithmétique, l’astrologie et la musique). Le « Savant avec compas et sphère » représenterait l’astrologie. La voûte céleste est encore plongée dans l’obscurité de la nuit et Atlas, « prince des astrologues », avec le vent qui gonfle sa cape, s’empresse à mesurer avec son compas les astres qui disparaîtront bientôt avec la lumière du jour. La référence aux Ignudi de Michel-Ange est évidente.
L’inspiration la plus authentique de Dosso resurgit dans les aspects ironiques et dans les déformations anticlassiques qui, comme dans ce tableau, semblent parodier le style héroïque de Michel-Ange.
Le tableau de Dossi à fait l’objet de plusieurs interprétations : Calvesi (1982) donne à cette œuvre une interprétation bachique ; Barolski (1978) souligne le caractère héroïque de ce tableau. Gibbons (1965) fut le premier à proposer une lecture iconologique de l’œuvre : au centre du tableau, le fuseau dans la main du jeune homme qui se moque du vieillard renvoie au mythe d’Hercule et Omphale. Le vieillard ceint d’une couronne de roses – trophée du jeu athlétique consistant à lancer une balle en pierre attachée à une corde, que l’on peut d’ailleurs voir entre ses mains – serait Hercule. Les deux femmes qui se tiennent près du jeune homme présentent de caractères opposés : l’une a les yeux baisés, tandis que l’autre a un regard fier et tient un plateau de fruits auxquels se mêlent presque ses seins largement découverts. L’allusion renverrait encore une fois à Hercule, à mi-chemin entre le Vice et la Vertu. La chèvre, symbole de luxure, la nourriture visible au premier plan (les petits pois, le fromage et les cerises), le masque et le tambourin seraient de symboles orgiaques, tandis que le petit chien représenterait la fidélité.