Le régionalisme de Grant Wood
Grant Wood est considéré comme l’un des principaux peintres régionalistes américains des années 1930, en dépit d’une carrière relativement courte et de sa mise à l’écart par d’importants critiques et spécialistes dans les années 1940, il reste l’un des artistes américains les plus populaires. Son adhésion au réalisme, associée à des compositions formelles très complexes et à des perspectives étranges, attire les spectateurs dans un monde qui n’est pas toujours celui auquel on s’attend. Délaissant les idiomes de l’art européen d’avant-garde, Wood a dépeint son Midwest natal avec la clarté et la précision qu’il avait observées dans l’art de la Renaissance nordique et les lignes et courbes thèmes organiques du design Art Deco, fusionnant ces styles disparates en une vision typiquement américaine. En peignant la vie des petites villes et des campagnes, Wood a donné au public américain une vision idéalisée de lui-même à une époque où, la plupart des travailleurs américains ordinaires étaient confrontés à de grandes difficultés.
Après le krach boursier de 1929 et le début de la Grande Dépression, les artistes américains ont concentré leurs efforts sur la création d’une forme particulière d’art américain incarnant des valeurs patriotiques qui renvoient à une époque révolue. Nostalgique et romantique, le régionalisme dépeint une société américaine vouée au travail productif et aux communautés soudées. À l’instar de John Steuart Curry et de Thomas Hart Benton, Grant Wood a dépeint les hommes et les femmes du Midwest qui incarnaient cette Amérique idéalisée. Ses peintures, et en particulier American Gothic, restent parmi les plus emblématiques créées par un artiste américain, conférant ainsi à Wood une place permanente dans la culture populaire américaine.
S’il est surtout connu pour ses peintures, qui ont immédiatement attiré l’attention du pays, Grant Wood a également travaillé dans le domaine des arts décoratifs, de la conception de bijoux et de l’illustration. Il le faisait en partie pour gagner l’argent dont sa famille avait tant besoin, mais il était également déterminé à créer une culture artistique dynamique dans la petite ville de l’Iowa, qui n’était pas redevable aux grandes métropoles telles que Chicago et New York.
Grant Wood, apprentissage
Né en 1891, Grant Wood passe ses premières années dans une ferme de la région rurale d’Anamosa, dans l’Iowa. Après avoir obtenu son diplôme de fin d’études secondaires, Wood se rend dans le Minnesota pour suivre un cours d’été à la Minneapolis School of Design, sous la houlette d’Ernest A. Batchelder, éminent partisan du mouvement Arts and Crafts. Il y retourne l’été suivant, mais pendant l’année scolaire, il suit des cours de dessin d’après nature à l’université de l’Iowa avec Charles Cumming, un peintre académique formé en France. En 1913, il s’installe à Chicago, suit des cours du soir à l’Art Institute tout en fabriquant des bijoux pour gagner sa vie. En 1920, après la guerre, Wood entreprend un voyage en Europe. Il retourne en France en 1923-1924 pour suivre des cours à l’Académie Julian à Paris, et poursuit ses voyages en Italie. Au cours de cette période, il peint dans un style d’inspiration impressionniste, en se concentrant sur les paysages. Bien que son style ait beaucoup évolué au fil du temps, les motifs décoratifs de feuillage et de lumière observés dans ses premières œuvres restent une caractéristique de son style mature.
Un dernier voyage en Europe – cette fois en Allemagne – a inspiré le style mature de Wood. En 1928, il se rend à Munich pour superviser la fabrication d’un vitrail destiné au Cedar Rapids Veterans Memorial Building. Le réalisme précis des chefs-d’œuvre flamands exposés à l’Alte Pinakothek, réalisés par Hans Memling, Hans Holbein et Albrecht Dürer, rappelle à Wood « les jolis vêtements et accessoires de l’époque gothique », et il déclare que ce style lui rappelle son propre travail d’enfant, avant qu’on ne lui apprenne à utiliser un « style doux et évocateur ».
Période de maturité : Stone City Art Colony
Le profil de Wood passe rapidement du statut de peintre local à celui de peintre régionaliste reconnu au niveau national. En 1930, le tableau American Gothic remporte une médaille à l’exposition annuelle de l’Art Institute of Chicago. L’artiste a alors 39 ans et il s’agit seulement de sa troisième peinture exposée en dehors de son État d’origine. L’Institut achète rapidement l’œuvre, ce qui augmente de façon exponentielle la réputation de Wood. Fort de cette nouvelle reconnaissance, Wood s’associe à Ed Rowen – figure éminente des cercles artistiques de Cedar Rapids et futur chef de la section des beaux-arts de l’Administration des bâtiments publics – et à d’autres artistes pour former la Stone City Art Colony (colonie artistique de Stone City). Située près de la ville natale de Wood (dans l’Iowa), il a été intimement impliqué dans toutes les décisions concernant sa conception, sa publicité et son programme. L’école proposait des cours de peinture, de lithographie, de fabrication de cadres, de dessin et de sculpture. Pour le réfectoire de la colonie, Wood construit de longues tables communes destinées à favoriser l’ambiance familiale de l’entreprise. Les nappes à carreaux rouges qu’il avait commandée pour ces tables évoquaient plutôt sa propre famille et son premier « atelier ». Les étudiantes de la colonie étaient logées dans la grand maison, tandis que les étudiants et les professeurs vivaient à l’extérieur, soit en campant sur le terrain du manoir, soit dans l’un des dix anciens wagons à glace donnés à la colonie par une entreprise de glace de Cedar Rapids. Wood a encouragé les élèves à peindre des peintures murales sur les côtés de ces « wagons de gitans », créant une galerie extérieure qui s’étendait jusqu’à l’ancien château d’eau de la ville.
La colonie artistique de Stone City attire des artistes de tout le Midwest, dont John Steuart Curry, un artiste du Kansas qui sera bientôt, avec Wood et Thomas Hart Benton du Missouri, un représentant de l’art régionaliste.
Entre 1930 et 1934, Wood peint plusieurs des œuvres pour lesquelles il est le plus connu : Arnold Comes of Age (1930), Victorian Survival (1931), Appraisal (1931), Daughters of the Revolution (1932), Midnight Ride of Paul Revere (1931) et Dinner for Threshers (1934).
La chevauchée de minuit de Paul Révère
Le célèbre poème d’Henry Wadsworth Longfellow a inspiré à Wood la représentation, en 1931, de la légendaire chevauchée de Paul Révère à travers les villes du Massachusetts, avertissant de l’arrivée des troupes britanniques. Un projecteur de théâtre éclaire le centre du tableau, montrant la ville d’un point de vue aérien et plaçant les sommets des cheminées au premier plan. Vers la gauche, un Révère en forme de poupée sur son cheval passe à toute allure devant une église blanchie à la chaux. Quelques citoyens sortent de leur maison dans son sillage. Une route sombre, menant à des collines ondulantes avec des arbres sphériques décoratifs, s’étend à l’arrière-plan de part et d’autre de la ville brillamment éclairée.
Le poème d’inspiration patriotique, qui fait l’éloge du voyage de Révère : « Dans chaque village et ferme du Middlesex, un cri de défi et non de peur », a longtemps inspiré Wood. Enfant, Wood a déclaré qu’il avait imaginé « avertir les gens d’un cyclone redouté » de la même manière, ce qui a peut-être influencé la façon ludique dont il a dépeint la légende. D’un point de vue stylistique, cette œuvre illustre à la fois les tendances prospectives et rétrospectives du style mature de Wood. Le paysage est construit sur une géométrie décorative joyeusement excessive, réduisant chaque objet à des formes arrondies ou strictement linéaires. La précision de la peinture était une nouveauté pour l’artiste, mais l’imposition d’un design moderne sur le paysage reflète ses racines professionnelles. Bien que Wood n’ait aucun intérêt à travailler dans un style cubiste ou véritablement abstrait, il souhaitait que ses œuvres aient un aspect moderne. L’application de principes de conception contemporains à ses paysages était sa solution – ses arbres et ses collines ont la géométrie répétitive implacable d’un gratte-ciel Art déco.
Le choix du sujet et le traitement décoratif ont été interprétés de manière opposée. Une première lecture considère cette œuvre – en raison de la légèreté du sujet et de la théâtralité impassible du décor – comme irrévérencieuse et reflétant ce que l’historienne de l’art Wanda Corn appelle « l’état d’esprit iconoclaste de démystification des années 1920 », alignant Wood sur H.L. Mencken, connu pour sa dérision des goûts de l’américain moyen. D’autres ont regroupé la représentation de Wood avec une tendance parallèle d’un mouvement plus large de préservation de l’ère coloniale aux États-Unis, dont l’emblème le plus évident est la restauration de Williamsburg, en Virginie, par John D. Rockefeller Jr. Bien que Wood donne au sujet un traitement typiquement livresque, avec la vue à vol d’oiseau et le paysage graphique, l’intention est une réinterprétation d’une légende nationale, basée sur la conviction de l’artiste que l’Amérique avait une riche littérature, digne d’être préservée et appréciée.
Dernière période
À partir de 1934, la vie de Wood change radicalement lorsqu’il est nommé directeur du projet de fresques du Public Works of Art Project (PWAP) pour l’Iowa et devient également professeur d’art à l’université de l’Iowa, à Iowa City. Souvent décrit comme un « célibataire timide », une expression euphémique pour masquer son homosexualité, Wood épouse brusquement Sara Maxon, une chanteuse de Cedar Rapids en 1935, et déménage à Iowa City, quittant le confort et le soutien de sa ville natale. Son poste de professeur et son mariage se révèlent tumultueux. Il ne réalise qu’un seul tableau au cours des trois années suivantes et passe la majeure partie de sa première année à Iowa City à rénover et à décorer la maison datant d’avant la guerre civile qu’il a achetée avec sa femme, la transformant en un environnement « moderne-éclectique », dans la même veine que son studio de Cedar Rapids. Le tableau en forme de triptyque Dinner for Threshers était une étude pour une commande de peinture murale. La commande ne s’est jamais concrétisée, mais la peinture a été largement exposée. Le format du triptyque et le style détaillé et mature de Wood, que l’on retrouve dans cette œuvre, s’inspirent des retables d’artistes de la Renaissance du Nord tels que Hans Memling et Albrecht Dürer. Dinner for Threshers dépeint les souvenirs d’enfance de Wood concernant la saison des récoltes. La partie gauche montre des ouvriers agricoles en train de se préparer à rejoindre le groupe à l’intérieur pour le repas de midi. Près du sommet du toit de la grange, l’inscription « 1892 » situe la scène l’année de la naissance de Wood. La scène centrale montre une foule d’ouvriers rassemblés autour de la table, assis sur des chaises dépareillées. Leurs fronts blancs contrastent avec leurs visages brûlés par le soleil, car ils ont tous poliment retiré leurs chapeaux à l’intérieur. Une femme arrive de la cuisine avec un bol plein. La troisième section montre deux femmes dans la cuisine travaillant sur le poêle à bois, sous la surveillance d’un chat.
À Iowa City, Wood s’immerge à nouveau dans la communauté artistique, rejoignant le Times Club, un groupe d’intellectuels qui accueille des conférenciers invités par la S.P.C.S. (Society for the Prevention of Cruelty to Speakers), publiant la Révolte contre la ville (1935), un manifeste régionaliste, et exposant régulièrement dans les grandes expositions nationales. Cette période n’est cependant pas heureuse pour Wood. Son mariage se termine après seulement trois ans, sa mère bien-aimée meurt et il a peu de temps à consacrer à la peinture. Bien qu’il ait produit plusieurs œuvres remarquables – Parson Weems’ Fable (1939), Spring in the Country (1941) et Adolescence (1940), ses nombreux projets d’illustration et ses lithographies ont été la cible des critiques qui estimaient que son travail était trop illustratif et que sa réputation dépendait trop de l’attention des médias. Parson Weems’ Fable (1939) œuvre tardive de Wood est une représentation décalée de la fable légendaire de Parson Weems sur l’honnêteté de George Washington. Weems, l’auteur de George Washington the Great (1806), se tient au premier plan, retenant un rideau à glands. Derrière le rideau se déroule la scène dans laquelle le jeune George Washington avoue avoir abattu un cerisier. Le petit Washington – dont la tête est représentée comme le « père de la nation », d’après le portrait connu comme The Athenaeum de Gilbert Stuart – fait un geste vers la hache qu’il tient à la main, avouant la destruction de l’arbre à la cime parfaitement arrondie que son père, dans un geste sévère tient en le réprimandant pour son acte impulsif. Une maison en briques bien rangée s’avance en diagonale vers le lointain, où deux ouvriers s’occupent d’un arbre à la géométrie similaire, et des collines couvertes d’un feuillage bien rangé s’étendent au loin.
Tout comme Benton et Curry, Wood est resté un « populiste chic » auprès des collectionneurs de l’époque. Des célébrités telles que Cole Porter, Alexander Woolcott et Katherine Hepburn ont toutes acquis ses œuvres. Le tableau Death on the Ridge Road de 1935, est un monde à part des paysages typiquement joyeux de l’artiste, mais la scène laisse présager une catastrophe à la fois naturelle et humaine.
Le style réaliste de Wood et l’éthique du régionalisme sont devenus le « style maison » des projets de la WPA (Works Progress Administration) et The Federal Art Projects. Le programme et ses effets sur les artistes correspondent parfaitement à la philosophie personnelle de Wood, qui prône la communauté et la collaboration entre les artistes. L’artiste James Brooks a écrit dans Artists at Work que le Federal Art Projects « à éliminé la concurrence entre les artistes du monde de l’art, de sorte que nous avons commencé à nous considérer comme faisant partie d’un tout ». Franklin Delano Roosevelt a estimé que le programme avait contribué à mettre l’art à la portée de tous les Américains, déclarant que les citoyens avaient « appris à croire que l’art était quelque chose d’étranger à l’Amérique et à eux-mêmes. Ils ont découvert ces dernières années que l’art est quelque chose dans lequel ils ont un rôle à jouer ». Les projets ont mis le modernisme réaliste à la portée de millions d’Américains dans les bureaux de poste et les bâtiments fédéraux à travers le pays.
Dans le catalogue de l’exposition 2018 du Whitney Museum, Barbara Haskell affirme que, même si l’art de Wood a constitué une « fenêtre sur la conscience américaine » pendant la Grande Dépression, le pouvoir de son œuvre perdure en raison de sa « dimension psychologique hypnotique ». Malgré son engagement profond auprès de sa communauté, Wood, avec le recul, communique un « étrange sentiment de silence et d’isolement ». Dans ses images méticuleusement observées et fusionnées avec des « souvenirs imaginaires de l’enfance, il a créé des images troublantes d’éloignement et d’appréhension qui manifestent picturalement l’inquiétude de la vie moderne ». Cette tendance dans l’œuvre de Wood se retrouve chez les artistes réalistes américains ultérieurs, notamment Andrew Wyeth et George Tooker.