Le voyage initiatique
L’achèvement presque simultané, dans les années 1500-1511, du décor de la chapelle Sixtine, par Michel-Ange, et du décor des chambres du Vatican, par Raphaël, est ressenti comme un événement sans précédent. Avec quelle rapidité se répand la nouvelle de l’achèvement des deux ensembles prodigieux qui marquent un nouveau pas dans le sentiment d’une évolution de l’art vers la perfection ! Désormais Rome était devenue d’un seul coup, ville de merveilles, selon l’expression utilisée par Vasari : Rome, où le foyer d’inspiration vers lequel les artistes commencent un mouvement qui ne faiblira pas pendant des siècles. Il est difficile de décider qui de tous les artistes, aurait pu être l’inventeur de ce voyage aux sources de la beauté. Peut-être le siennois Domenico Beccafumi les a précédés tous, dans ce voyage initiatique en quête des modèles du beau, qu’aurait pu commencer dès 1510.
« Il entendit parler de la chapelle que Michel-Ange venait de terminer à Rome et des œuvres de Raphaël d’Urbino. Dans son ardent désir d’apprendre, il demanda congé et partit pour Rome. Il conclut un arrangement avec un peintre qui le prit chez lui au pair et pour qui il travaillait beaucoup, tout en étudiant les chefs d’œuvre de Michel-Ange, de Raphaël et d’autres maîtres excellents, ainsi que les plus belles statues et monuments antiques ». Vasari, « Vies »
Un voyage donc à Rome, pour voir ce dont on a entendu parler, des cose di Michelangelo, di Raffaello e degli altri eccellenti maestri explique Vasari dans la Vie de Beccafumi. Des ensembles contemporains deviennent des sources indispensables aux nouvelles générations, au même titre que les statues antiques qui commencent à peupler la cour du Belvédère et les palais des cardinaux. L’exemplarité de l’art antique évoque des moments significatifs dans la carrière de Beccafumi. Dans le cycle que celui-ci a réalisé, entre 1520 et 1524, pour Alessandro Venturi dans son palais de Sienne, aujourd’hui Casa Casini Casuccini, Beccafumi consacre un des panneaux du plafond du grand salon à un des épisodes les plus célèbres de la vie d’un peintre grec Zeuxis. Le peintre d’Héraclès est choisi comme héros d’une « historia » à côté d' »hommes illustres » plus traditionnels, comme Regulus, Scipion et Caton d’Utique. Cette association est tellement exceptionnelle qu’elle est restée unique.
Beccafumi a choisi de représenter Zeuxis et les jeunes filles de Crotone, anecdote racontée par Cicéron, Pline l’Ancien et Valère Maxime : « ayant reçu commande d’une image d’Hélène pour le temple d’Héra à Crotone, Zeuxis demande aux habitants de lui présenter, nues, les cinq plus belles jeunes filles de la ville, afin qu’il s’en inspire pour peindre une Hélène idéale ». Cette anecdote à propos de Zeuxis à été commentée par des nombreux artistes, écrivains et théoriciens de la Renaissance. Mais l’essentiel pour les artistes, a été dit par Alberti dans sa De Pictura, qui fait de cette histoire un exemple du bon jugement de l’artiste. Celui-ci, confronté au problème de représenter la perfection de la beauté, ne s’en remet ni à son imagination ni à la simple représentation de la nature. L’image idéale de beauté est donc située au-delà de la mimesis, mais elle n’a pas de source dans la seule imagination de l’artiste. Il fait apparaître la peinture comme une opération mentale, fondée sur la capacité de choisir et de recomposer, mais ne permet pas de savoir si l’artiste doit faire confiance à sa capacité d’analyser la réalité, ou à sa capacité d’accueillir, par l’imagination, l’Idée de la beauté pure, ou, en d’autres termes, si l’artiste n’est plutôt un historien ou plutôt un poète. Zeuxis est présenté donc par Beccafumi comme le modèle à suivre pour le peintre obsédé par l’image de la beauté idéale. Giorgio Vasari qui connaissait et admirait Beccafumi, parle du décor du palais siennois dans la biographie de son ami. C’est peut-être sa visite à Sienne qui lui à donné l’idée de développer systématiquement la thématique inaugurée par Beccafumi et de la mettre au service de son propre programme iconographique de sa maison d’Arezzo.
La posture de Caton s’inspire du « Laocoon » découvert à Rome le 14 janvier 1506, puis exposé dans une niche au Belvédère. Dans la représentation, Caton vient à peine de se suicider : il est encore debout, un poignard immaculé à la main tandis que le sang dégoutte de son torse. Or, la chronique de la mort du héros républicain dans la version de Plutarque et dans celles d’autres auteurs, est autrement sanglante. L’adaptation de l’histoire revient certainement au commanditaire et/ou au concepteur du programme qui ont choisi d’adoucir le trépas de Caton.
Domenico Beccafumi et son œuvre
Bien que plusieurs peintres de qualité originaires de Sienne aient travaillé dans la cité après 1470, aucun n’était l’héritier de l’école siennoise. La seule exception pourrait être Domenico Beccafumi (1486-1565), dont l’imagination démesurée semble souvent conserver les échos du style de Sienne. Dans ses premières œuvres, on voit qu’il a étudié et assimilé les leçons de Raphaël et de Michel-Ange apprises durant son séjour à Rome. Mais, en même temps, on s’aperçoit qu’il a aussi observé avec une grande attention le milieu florentin et, en particulier, Fra Bartolomeo. Au départ de ces sources, il élabora rapidement un langage très personnel qui eut peu de rapport avec l’évolution du Maniérisme florentin d’un Rosso ou d’un Pontormo. Les premiers travaux mentionnés par Vasari concernent la décoration d’une façade dans le Borgo à Rome et celles de la maison Borghesi à Sienne, respectivement datés de 1511 et 1513-1514. Vers 1518, il exécuta la décoration d’une chambre pour Francesco di Camillo Petrucci et réalisa des cassoni – ces coffres nuptiaux décorés de panneaux peints. De cet art mobilier, seuls subsistent de magnifiques vestiges que le publique contemple comme des tableaux et que les spécialistes ont intégré à l’œuvre peint au même titre que les œuvres de dévotion privée, les retables ou les fresques. Le paysage urbain de Virginie devant Appius Claudius présente une Rome idéale dans laquelle bâtiments antiques et architectures du Cinquecento coexistent. On y aperçoit le château Saint-Ange ou le Colisée tandis que dans le lointain se dressent les sept collines. Par l’addition de monuments contemporains, Domenico nous livre une image utopique de la Ville éternelle, et actualise l’histoire de Virginie. De plus, ce panneau est significatif d’un procédé destiné à capter l’attention du spectateur. Il s’agit d’une scène anecdotique dont Beccafumi est friand : à droite, un garçonnet se penche vers un petit chien qui fait le beau. Au Cinquecento l’épisode familier possède des qualités esthétiques qui stimulent l’imagination du spectateur et métamorphosent une image fixe en scène animée. S’inspirer de la nature, copier le modèle vivant, fut-il un animal, et reproduire le mouvement peut permettre d’accéder à la vérité en peinture.
Cette représentation de l’histoire et du mythe dans un cadre privé est conforme aux usages du temps. Il est fréquent, à Sienne en particulier, que, comptant sur la stimulation par l’exemple, l’on fasse entrer les héroïnes antiques dans la décoration des chambres nuptiales.
À partir de 1519, Domenico est chargé d’une série de mosaïques destinées au pavement du Duomo pour réaliser une marqueterie polychrome sans précédent dans l’histoire de la mosaïque. L’exécution s’échelonnera sur une quinzaine d’années. En restituant le clair-obscur et les demi-teintes grâce à l’utilisation de marbres colorés, il aboutit à une prouesse technique. Au cours des dix dernières années de sa carrière, Beccafumi embrasse l’art du relief. Il réalise des statuettes en terre cuite et en bronze, puis se lance dans l’exécution des célèbres Anges en bronze du Duomo, auxquels s’ajoutent les consoles anthropomorphes restées inachevées à la mort du maître. L’incroyable virtuosité du maître siennois, sa capacité à embrasser plusieurs arts en s’adaptant à des techniques et des supports variés, font de Domenico Beccafumi un artiste universel. L’intérêt de Beccafumi pour la culture locale l’entraîne à remonter jusqu’aux œuvres du Trecento, et à se ressourcer à la tradition gothique, pourtant tombée en désuétude au Cinquecento. La Naissance de la Vierge et l’admirable retable du Mariage mystique de sainte Catherine de Sienne montrent comment l’artiste parvient à construire une composition monumentale à partir d’éléments archaïques. Qui plus est, Domenico importe des éléments iconographiques inattendus. Ainsi le motif du « trou dans le ciel » figuré dans les retables de Francesco di Giorgio Martini (1439-1502), apparaît-il dans son œuvre peint. L’ouverture du ciel, héritée des Représentations Sacrées, fonctionne comme un utile plastique chargé d’aménager un lieu de passage entre la sphère sacrée et le monde terrestre. Ce dispositif spatial est transposé dans la Nativité de l’église de San Martino réalisée vers 1522. Le bras des anges forment un cercle parfait où surgit la colombe du Saint-Esprit, sur un ciel structuré par des formes concentriques dont les coloris varient du jaune à l’ocre. L’usage du coloris, typique de la « manière » d’un Rosso ou d’un Pontormo, provoque un choc visuel d’autant plus intense que les effets chromatiques sont majorés par la conduite de la lumière. Il ne s’agit plus de restituer zones lumineuses et ombrées selon les nécessites de la composition, mais de faire vibrer les couleurs, voir de les métamorphoser.
Ce tableau d’autel destiné aux sœurs du couvent de San Paolo repose sur l’utilisation du clair-obscur qui vient rythmer la composition. Le sujet, imposé par le commanditaire, a conduit Domenico à s’inspirer du retable de Paolo di Giovanni Fei (1344-1411). La disposition du groupe de la servante à l’enfant et la gestuelle des personnages – la servante évaluant la température de l’eau, l’enfant suçant son index – sont héritées du panneau central du triptyque. Il en résulte une tonalité intime, caractéristique des « Nativités de la Vierge » élaborées aux XIVe et XVe siècles.
Peindre l’histoire
Les sujets dans la peinture – storia (histoire) ou figure (figures) – correspondent à deux types figuratifs distincts : la représentation narrative et la figuration des personnages, qu’ils soient sacrés ou profanes. Dans les fresques du Consistoire du palais Publique de Sienne réalisées par Beccafumi entre 1529 et 1535, le programme iconographique est inspiré d’épisodes de l’histoire ancienne, principalement romaine, inspirés de Valère Maxime. Cela s’explique par le retour temporaire de l’idéal républicain à Sienne pendant cette période. Ces fresques furent commandées à l’artiste afin d’illustrer les vertus civiques qui ont été représentées au centre du plafond : l’Amour à la Patrie, la Justice et la Bienveillance mutuelle. Six scènes rectangulaires et deux octogonales ont été disposées le long de la bordure, tandis, que de chaque coin, on trouve un couple d’hommes célèbres, choisi parmi ceux qui se distinguèrent dans la défense de la République et ses institutions. Dans les fresques, les Allégories chargées d’incarner des principes éternels ont perdu leur immobilité séculaire grâce à l’usage du raccourci, à la gestuelle des personnages et à l’addition de putti figurés dans des postures variées. Les personnages antiques, saisis dans leur geste, quittent le registre allégorique pour illustrer un moment du récit.
Nul doute que la politique de la « terreur salutaire » préconisée par Machiavel soit mise en œuvre dans les fresques du Palais Public car le spectacle dominant est incontestablement la mort du criminel. Sur les huit représentations du trépas, six mettent en scène le châtiment des transgresseurs. L’histoire antique vient à point nommé cautionner les pratiques politiques contemporaines. À la Renaissance, on connaît les vertus du recours à l’antique : légitimer un ordre, quitte à déformer le modèle ou à inventer des prototypes qui semblent être hérités du passé. C’est ce qu’indique le texte de Machiavel, c’est aussi ce que manifeste la série des fils condamnés par leur propre père dans les fresques de Domenico. Nul hasard si la mort du fils de Postumius Tiburcius, celle du fils de Cassius, l’exécution des deux fils de Brutus ou, dans le cas d’un supplice, le châtiment du fils de Séleucos de Locride sont figurés, car dès 1454, la République de Sienne pour légitimer l’assassinat de Giberto da Correggio au Palais Public, invoquait l’exemple du peuple romain capable de clémence, mais aussi d’inhumanité contre qui attente à la liberté de l’État, fût-il fils ou parent de celui qui prononce la sentence. Dans les fresques du Palais Public, le corps mort du transgresseur est désigné par un ou plusieurs témoins. Aucune représentation ne fait l’économie de ces personnages nombreux et anonymes, reflétés à l’arrière-plan comme des simples figurants ou sur les bords du premier plan, l’index résolument pointé vers le cadavre.
Cette scène est souvent citée en raison de la hardiesse de son raccourci de perspective. Le détail de « Marcus Manlius précipité du Capitole » renvoie directement au châtiment politique. À l’arrière-plan, les bâtiments que l’on aperçoit, reproduisent les architectures visibles de la fenêtre du Palais Public située immédiatement au-dessous de la fresque, comme en témoignent les représentations de la Piazza del Campo au XVIe et XVIIe siècles. Ainsi le spectateur pouvait-il contempler par deux fois le même paysage urbain en abaissant son regard depuis la fresque jusqu’à la fenêtre. En outre, le cycle fait allusion aux pratiques pénales infligées à Sienne dans la première moitié du Cinquecento. À l’évidence, Marcus Manlius est une figure exemplaire pour une République dont l’usage était de précipiter les condamnés politiques par les fenêtres du Palais, comme d’ailleurs se faisait aussi à Florence.
En 1529, la ville se prépare à recevoir l’empereur Charles Quint dont le séjour est prévu pour 1530. La venue de Charles Quint à Sienne marque l’aboutissement des accords signés entre la République et l’Espagne en 1526, immédiatement après la bataille de Camollia. Bien que victorieuse, la République sollicita la protection de l’Espagne moyennant finances et services rendus à l’empereur. Ordre est donc donné de débloquer les crédits nécessaires à la réception de Charles Quint, puis de constituer une commission chargée de l’ornement pour l’entrée de l’empereur. Lorsqu’on confronte le calendrier des préparatifs pour la venue de Charles Quint avec celui de l’exécution des fresques du Consistoire, force est de constater que le destin du cycle est intimement lié à la visite de l’empereur à Sienne. Le cycle de Domenico Beccafumi, ultime programme décoratif de la République encore libre, constitue rétrospectivement le testament de sa liberté.
Cette scène se distingue par la clarté de sa composition, par son intonation chromatique très claire et ses irisations, enfin par l’aspect fantastique de la ville que l’on aperçoit dans le fond.
La « Maniera » : la cas de Beccafumi
Si l’œuvre de Domenico Beccafumi appartient, de droit, à la grande tradition siennoise dont il constitue un des maillons les plus incontournables, comment s’expliquer alors que des caractéristiques maniéristes, étrangères au legs figuratif siennois, apparaissent dans son œuvre dès les années 1510 ? L’examen des « influences » auxquelles Domenico a été exposé au début de sa carrière n’apporte aucune réponse satisfaisante. Quant aux œuvres de ses homologues florentins, Rosso et Pontormo, elles sont postérieures d’une décennie. Autant dire que l’apparition de la « manière moderne » demeure foncièrement énigmatique : à un moment déterminé dans différents lieux géographiques, des artistes adoptent-ils les mêmes solutions plastiques sans s’être concertés. Au carrefour d’un lieu peuplé d’images, dans des conditions historiques et géographiques déterminées, peut alors surgir une nouvelle manière de représenter le monde. Domenico, en s’appuyant sur la tradition siennoise et sur l’héritage classique, élabore un vocabulaire maniériste où perce une « étymologie » gothique. La forme s’en trouve définitivement altérée grâce à plusieurs procédés : l’extension et la déformation des figures, l’usage de la ligne serpentine et l’élaboration de postures improbables. L’étirement des figures, dont on trouve témoignage dès le Trecento, est une constante dans l’œuvre de Beccafumi. Comme en témoignent les jambes interminables de la Vénus, le processus d’allongement des figures entraîne nécessairement des modifications dans les proportions.
Cette œuvre montre comme le peintre pousse la logique de l’extension jusqu’à la déformation. Le panneau décoratif, probablement exécuté pour une tête de lit, présente un nu féminin dont le corps invraisemblable s’étire dans le format sans pour autant manquer d’élégance.
Dans cette partie de la fresque, le peintre a représenté un chérubin dont le ventre dilaté et les fesses intumescentes ne laissent pas de surprendre le spectateur habitué à une version séraphique du monde céleste. Au reste, le peintre recourt régulièrement à la ligne serpentine pour construire ses figures, qu’elles soient profanes ou sacrées.
Le contrapposto a une fonction narrative indéniable : il permet d’inscrire la figure dans plusieurs espaces-temps. L’usage du contrapposto par Domenico Beccafumi, prend des formes étonnantes, notamment dans les fresques du Consistoire (1529-1535). Outre l’extravagante posture du « putto » situé à droite de L’Amour de la Patrie, un personnage figuré dans l’Exécution de Spurius Melius ne laisse pas d’intriguer. Il s’agit d’un soldat dont les contorsions suggèrent qu’il est simultanément de face, de profil et de dos. Situé immédiatement derrière le bourreau, il contemple une figure serpentine rejetée à l’arrière-plan de la scène. Le mouvement de sa tête tranche avec la position du bras droit dont le coude fait saillie, le reste du corps signalant une position de trois quarts face. Dans Le Châtiment de Coré, corps engloutis propulsés ou démantibulés s’opposent aux corps dressés des élus. Si la représentation de l’histoire passe nécessairement par l’aménagement de l’espace, Domenico Beccafumi nous apprend que l’art du temps, c’est aussi l’art de figurer le corps dans tous ses états. Nul doute que la rhétorique du corps mise en œuvre dans la peinture de Domenico ne serve le récit.
Bizarreries, irrévérences, lieux fantastiques
La fonction politique du cycle du Consistoire n’a pas empêché Domenico Beccafumi de laisser libre cours à sa fantaisie. Au contraire, le peintre s’est ingénié à perturber la storia, à construire des lieux invraisemblables ou à semer des détails saugrenus au cours de l’exécution des fresques. Çà et là, personnages étranges, arbres anthropomorphes, nus féminins impromptus et « putti » exhibant leur anatomie émaillent un ensemble décoratif dont la solennité n’est plus à démontrer. À droite de la Justice, une figure féminine en grisaille s’arc-boute pour sortir du lieu où il est confiné, le regard rivé au putto suspendu dans le vide au centre de la voûte. On ne saurait trouver allégorie de la peinture plus subtile que cette « vestale » cherchant à excéder les limites de l’art.
Domenico reste fidèle à la storia bien que certaines œuvres tirées de l’Histoire antique posent de sérieux problèmes d’identification. Toutefois, il arrive que l’artiste invente un récit de toutes pièces en isolant des figures ou en manipulant des personnages secondaires. Dans Postumius Tiburcius fait mettre à mort son fils au Palais Public de Sienne, l’espace pictural est scindé en deux plans où se développent deux storie, l’une officielle, tirée de Valère Maxime, l’autre officieuse particulièrement énigmatique. En arrière-plan de la fresque, quinze figures sont distribuées de part et d’autre d’une forêt anthropomorphe : à droite, des personnages communiquent en secret, à gauche un nu masculin s’exhibe tandis que trois personnages masculins s’entretiennent à travers les arbres.
De dos, un personnage masculin dénudé s’appuie sur un bâton, l’index dressé ; une figure féminine contorsionnée, le regard fixé sur l’anatomie du corps nu, enfouit son index gauche dans les plis de sa robe. La gestuelle du personnage féminin à l’aplomb du cadavre est redistribuée dans les deux figures féminines disposées derrière lui. Ainsi le désir et l’objet du désir dialoguent-ils pour continuer une « histoire » des effets produits par l’exhibition de la virilité. Mais quel lien cette scène entretient-elle avec le récit du délit figuré au premier plan ?
En outre les paysages de Domenico ne sont-ils jamais innocents : les arborescences sépulcrales tissent une toile d’araignée dont le fil nous conduit à la question des bizarreries topographiques. Outre la figure récurrente de la ruine combinée à des vues paysagères, le peintre se plaît à représenter des univers souterrains dont il creuse les soubassements jusqu’à montrer leur embrasement. Les représentations du souterrain préside ainsi à une série de « portraits » insolites : les têtes, parfois pourvues d’expressions étranges, émergent de la roche comme une flore monticule dont l’opiniâtre émerveille le promeneur. Car en enfer comme dans les sphères célestes, les corps s’absentent pour laisser place à l’épiphanie des visages. Dans le Châtiment de Coré, au premier plan, l’enchevêtrement des figures rappelle « Moïse et les filles de Jethro » de Rosso Fiorentino : l’espace est saturé par un amoncellement de corps contorsionnés à demi happés par le sol.
Le nu féminin est représenté début, les corps infléchis par une triple flexion. Souvent, la figure est voilée par un tissu diaphane qui découvre un sein, et révèle par transparence le nombril au la chair. Il s’agit d’émouvoir le spectateur en jouant sur le potentiel érotique du corps féminin. Nul hasard si Domenico aime son nu familier pour représenter l’adultère qui coûta un œil au fils de Séleucos de Locride. Au désir suscité par la figure dénudée, répond l’exigence impérieuse du personnage masculin, dans une étreinte chavirée sur un pont. On comprendra alors que les commanditaires aient prisé ces nus féminins allongés dans des paysages, souvent à orner les têtes du lit. Ces Vénus entremêlaient les plaisirs de la peinture et les voluptés de la chair.
Beccafumi goûtait les nudités féminines au point de déshabiller ses figures dans des scènes que ne l’exigeaient pas. Les variations autour du thème de la continence de Scipion montrent comme la fiancée est figurée tantôt nue, tantôt vêtue. Dans la fresque du palais Bindi Segardi, la réserve de Scipion l’Africain est d’autant plus louable que le nu féminin est troublant. Beccafumi va ainsi égrener ses nus féminins, quitte à perturber la « storia ».
Les très belles fresques du palais Venturi (mieux connu sous les noms des propriétaires suivants : Agostini, Bindi Segardi et Casini Casuccini), représentant des épisodes tirés de Valère Maxime, remontent aux années 1520-1525.
Beccafumi servit la république siennoise pendant sa brève restauration, avant qu’une dernière série de catastrophes n’anéantisse toute indépendance : l’établissement d’une garnison espagnole à Sienne, la rébellion populaire, le terrible siège de sept mois et finalement, la cession d’une cité brisée à Cosme Ier de Médicis. Pendant près de quatre cents ans, les chefs-d’œuvre de la peinture siennoise allaient demeurer invisibles.
Certains textes sont extraits du livre de Pascale Dubus, Domenico Beccafumi, paru à Paris aux éditions Adam Biro en 2000