Le réalisme magique
La fusion du présent et du passé, l’invention d’objets étranges, la juxtaposition de choses différentes et la description de l’aliénation, ne sont que quelques-unes des façons dont les peintres du réalisme magique évoquent le caractère mystérieux et étrange de la réalité quotidienne. Le mouvement remonte aux années 1920 en Allemagne et trouve son origine dans la littérature. En peinture, le réalisme magique s’oppose à la subjectivité individuelle des artistes d’avant-garde précédents. En 1925, le critique allemand Franz Roh avait décrit les tableaux du réalisme magique comme des « énigmes de la quiétude ». Contrairement à son collègue et ami Otto Dix de la Neue Sachlichkeit (Nouvelle Objectivité), le peintre Franz Radziwill (1895-1983) n’a pas opté pour une satire culturelle mordante, mais pour rendre l’étrangeté d’un monde en mutation rapide qui empiète sur les modes de vie traditionnels et l’absurdité de l’existence. En 1943, ce mouvement a été défini par l’exposition « Réalisme magique » au Musée d’art moderne de New York. Les commissaires décrivent des artistes qui utilisent « une vision nette et une représentation précise » pour « rendre plausibles et convaincantes leurs images improbables, oniriques et fantastiques ». En recourant souvent à des détails étranges et à des perspectives inhabituelles, les artistes savent transmettre aussi la fascination de la réalité observable.
Le tableau The Waiting Room de George Tooker (1920-2011) évoque le conformisme des années 1950 et souligne les expressions pâles et figées des personnages. Les gens se tiennent dans des cabines numérotées, évoquant des idées de standardisation qui forcent les individus à entrer dans des catégories prédéfinies. L’homme à gauche semble être en charge du « tri », créant une vision sinistre de la surveillance gouvernementale.
Le réalisme magique contemporain
Bien qu’il ait gagné du terrain après la Première Guerre mondiale et qu’il ait évolué d’innombrables façons après la Seconde Guerre mondiale, le réalisme magique continue de captiver les artistes et le public, car l’étrangeté inhérente à l’existence semble persévérer dans ses œuvres. L’artiste contemporain le plus célèbre et qui travaille dans l’esprit du réalisme magique est probablement Peter Doig (1959). Parmi les autres artistes travaillant dans cette veine figurent les œuvres du peintre roumain Stefan Câltia (1942), de l’artiste canadien Alex Colville (1920-2013) et celles de John Stuart Ingle (1933-2010), dont les créations, selon le critique Vivien Raynor, « prouvent que le réalisme magique est vivant ». Ingle a développé un langage profondément réaliste, notamment dans sa représentation des natures mortes, qui semble posséder un aspect intangible. Colville incorpore davantage de symboles dans ses œuvres, qui ont souvent une narration forte, bien que mystérieuse, comme dans Pacific (1967), où un revolver solitaire repose sur une table vide et un jeune homme torse nu regarde fixement une vague océanique déferlante à travers un mur de fenêtres. L’artiste portugaise Paula Rego (1935-2022) crée un langage artistique à haut niveau narratif et symbolique, s’inspirant de dialogues magiques et souvent féeriques. Bien qu’elle soit souvent liée au surréalisme et à l’expressionnisme, son utilisation du dessin, ses récits complexes et sa façon métaphorique et critique de dépeindre la réalité établissent également des liens étroits avec le réalisme magique.
Parmi les artistes contemporains, il faut citer aussi l’artiste américain Gary Ruddell (1951), dont les peintures figuratives s’inspirent de souvenirs familiaux et des possibilités de la fiction. Il conçoit ses œuvres oniriques comme des « arrêt sur image » extraits d’un récit plus vaste. Les peintures de Ruddell dépeignent des moments de jeu et de tendresse, ainsi que des actes de bravoure, comme se tenir en équilibre sur une balançoire ou faire une flexion arrière. Parfois, des mouvements flous et des arrière-plans simples transmettent la magie. Dans son œuvre, Ruddell utilise des couleurs vives, des lignes graphiques et des effets de flou, situant ses sujets dans un monde de fantaisie, parfois à forte charge psychologique.
Le réalisme magique dans la photographie
N’ayant jamais constitué un mouvement unifié, les artistes du réalisme magique de divers pays ont développé des idées et des styles, créant des versions uniques, qui trouvent encore aujourd’hui un écho auprès des innovateurs contemporains de nombreux médias. Dans la photographie, les artistes utilisent les avancées technologiques plus récentes, pour mélanger la réalité et l’imagination afin de révéler les composantes de la vie. Le photographe contemporain Karl Hammer (1969), par exemple, est considéré comme un réaliste magique. Il affirme avoir été fortement influencé par le mouvement, notamment par le « réalisme imaginaire » de Carel Willink (1900-1983). La photographie numérique du latino-américain Pedro Meyer (1935) est également décrite comme une nouvelle itération du réalisme magique.
Parmi les photographes contemporains, le new-yorkais Gregory Crewdson (1962) met en scène de gens ordinaires dans des scénarios décalés et des environnements quotidiens, mais souvent en petite tenue ou avec des éclairages bizarres qu’il met soigneusement en place lors de prises de vue de type hollywoodien. Tout cela semble presque plausible, mais étrangement hors du commun.
Comme bon nombre des artistes réalistes magiques qui l’ont précédé, le photographe mexicain Pedro Meyer (1935) cherche à interpréter et à représenter la réalité et, comme ses collègues postmodernes contemporains, il attire notre attention sur les conditions sous-jacents qui encadrent notre réalité. Grâce à la technologie informatique, il dote le monde quotidien de qualités et d’attributs mystérieux. Dans The Scrolling Saint, un saint flotte au-dessus du trottoir, projetant une ombre sur le mur voisin ; un homme vêtu d’une chemise aux motifs vifs regarde fixement derrière une bâche bleue, et une femme escorte un petit enfant dans un escalier. Traditionnellement, la photographie capture un moment de la réalité, mais ici, Pedro Meyer assemble trois photographies différentes prises à Oaxaca. Meyer manipule les images de manière à ce qu’elles se fondent parfaitement les unes dans les autres. Les bleus dominants – du mur, de la bâche et de la veste de la femme – relient les images entre elles. En brouillant les frontières entre les photographies documentaires, le mystère et l’imagination, Meyer est à l’avant-garde d’un nouveau développement dans le domaine du réalisme magique et demande au spectateur de réfléchir à ce qui constitue la réalité dans cette ère postmoderne.
Les diverses caractéristiques du réalisme magique que l’on retrouve dans l’art et la littérature ont également trouvé leur place dans plusieurs films. Les Ailes du désir (1987) de Wim Wenders met en scène des anges vivant au milieu du monde réel, et Like Water for Chocolate de Alfonso Araus (1992), adaptation du roman du même titre de Laura Esquivel, regorge d’images symboliques ainsi que de fantômes et d’esprits. Parmi les autres exemples, citons Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain (2001), avec Audrey Tautou et réalisé par Jean-Pierre Jeunet ; Midnight in Paris réalisé par Woody Allen avec Owen Wilson, et Le Labyrinthe de Pan (2006) réalisé par Guillermo del Toro.