Post-Painterly Abstraction : Les débuts
Post-Painterly Abstraction (Abstraction post-picturale) est un terme général qui englobe une variété de styles qui ont évolué en réaction aux approches picturales et gestuelles de certains expressionnistes abstraits. En 1964, le critique Clement Greenberg est recruté par Los Angeles County Museum of Art pour organiser une exposition consacrée aux jeunes abstractionnistes. Greenberg a baptisé l’exposition Post-Painterly Abstraction, bien que dans l’essai qu’il a rédigé pour le catalogue de l’exposition, il n’ait jamais fait référence à ce style par son nom. Il l’a plutôt défini par ce qu’il n’était pas : « abstraction picturale », ou le style des expressionnistes abstraits. Pour cette exposition, Greenberg a sélectionné plusieurs artistes de la côte Est dont il connaissait déjà le travail, tels que Morris Louis et Helen Frankenthaler. Quant aux artistes de la Bay Area (région de la baie de San Francisco), tels que John Ferren et Sam Francis, le débat se poursuit quant à savoir qui les a exactement sélectionnés pour l’exposition. Si certains attribuent ce choix à James Elliott, conservateur à Los Angeles County Museum, le catalogue original de l’exposition indique que Fred Martin, de la San Francisco Art Association, a emmené Greenberg voir plusieurs œuvres en Californie. Au total, 31 artistes ont été sélectionnés pour l’exposition Post-Painterly Abstraction, et chacun d’entre eux était représenté par trois tableaux, dont la plupart ont été réalisés entre 1960 et 1964. Tous les artistes étaient originaires des États-Unis ou du Canada et certains associés à diverses tendances, notamment Color Field Painting et Hard-Edge Abstraction.
L’œuvre de Sam Francis (1923-1994) contient de nombreux indicateurs visuels qui rappellent les écoles « d’action painting » ou d’art informel de l’Expressionnisme Abstrait. Ce qui fait de Francis un peintre unique, c’est sa technique du tachisme, dans laquelle des taches de peinture à l’huile coulant librement peuvent s’égoutter et, ce faisant, créer un motif accidentel. Dans Blue Balls VII, qui fait partie de l’exposition Post-Painterly Abstraction de 1964, Francis utilise beaucoup moins de peinture qu’à l’accoutumée. Le résultat final présente des lignes de peinture bleue très fines qui descendent en cascade à partir des taches plus importantes appliquées sur la toile.
Plus encore que les chefs de file de l’Expressionnisme abstrait, Morris Louis (1912-1962) fut un artiste dont le style parvint à sa maturité grâce à une innovation soudaine. Louis n’était pas un New-Yorkais. Il vivait à Washington et n’avait jamais caché sa réticence à l’idée de se rendre à New York. En avril 1953, Kenneth Noland, un de ses amis, le persuada de faire le voyage, à la fois pour rencontrer le critique Clement Greenberg et pour avoir un aperçu de ce qui se faisait alors à New York en matière d’art. Âgé de quarante et un ans, Louis n’avait réalisé jusque-là que des œuvres mineures. Le voyage fut une réussite et Louis fut particulièrement impressionné par un tableau aperçu dans l’atelier de Helen Frankenthaler, Mountains and Sea. Il fit alors évolué son style en s’inspirant à la fois de Pollock et de Frankenthaler. Après plusieurs mois d’expérimentation, Louis parvint au cours de l’hiver 1954 à une nouvelle manière de peindre. La nouveauté concernait notamment sa technique, que Greenberg décrivit ainsi : « Louis répand sa couleur sur de la toile de coton non apprêtée – il veillait à ce que la couche de pigment reste partout suffisamment mince, quel que soit le nombre de couches superposées, pour que les fils de la trame restent apparent en dessous ». A bien des égards, les peintures les plus importantes de Louis, ses Voiles de 1954 et 1958, n’auraient pu exister sans Frankenthaler.
Post-Painterly Abstraction : Concepts, styles et tendances
Greenberg s’est inspiré de l’historien de l’art suisse Heinrich Wölfflin pour concevoir le terme d’abstraction post-picturale. Wolfflin avait popularisé le terme « pictural » pour décrire les caractéristiques du baroque, qui le séparaient de l’art classique ou de la Renaissance. Greenberg pensait que la peinture abstraite avait évolué dans un contexte de tendance à la peinture « picturale », mais qu’elle était revenue à une composition plus nette et à des formes plus précises dans les années 1920 et 1930, sous l’influence de Mondrian, du cubisme synthétique et du Bauhaus. L’Expressionnisme abstrait a marqué un nouveau tournant vers le « pictural », et la réaction inévitable a été de s’en éloigner une fois de plus – bien que Greenberg ait souligné que l’Abstraction post-picturale n’était pas un retour au passé. Bien que de nombreux artistes associés à cette tendance aient travaillé avec des lignes nettes et des formes clairement définies (comme Frank Stella, Ellsworth Kelly et Al Held), d’autres ont exploré des formes plus douces. Helen Frankenthaler, par exemple, s’est fait connaître en trempant sa peinture dans une toile non traitée, ce qui créait un effet visuel de couleur couvrant la toile. Plutôt que de travailler la peinture pour obtenir une riche texture à la surface de la toile, comme l’avaient fait de nombreux artistes de la génération précédente, elle a laissé la peinture s’infiltrer dans la toile elle-même, créant un plan visuel vibrant et totalement plat. D’autres artistes post-pictural, tels que Morris Louis, Kenneth Noland et Jules Olitski, se sont inspirés de la technique de trempage de Frankenthaler pour créer une variété de peintures en champs de couleur (Color Field painting) de leur propre conception.
La fin des années 1950 marque un tournant important dans la carrière de Kenneth Noland (1924-2010). Dans Ex Nihilo (expression latine signifiant « à partir de rien »), Noland commence à peindre des formes simplifiées et à équilibrer des couleurs soigneusement sélectionnées afin de créer, comme le suggère le titre du tableau, quelque chose à partir de rien. Cependant, Noland n’a pas encore trouvé sa signature. Contrairement aux rendus ultérieurs de ses cercles et cibles, où la couleur elle-même est le sujet, il fait ici allusion à la représentation, voire à la figuration. La forme grisonnante, semblable à une amibe, ressemble à un œuf fécondé par son côté gauche, tandis que la zone la plus interne (peinte en or, rose et bleu pâle) pourrait être une sorte de zygote. Nous semblons assister à la conception de la forme, l’ordre se manifestant à partir du chaos.
Les expériences de Jules Olitski (1922-2007), autre peintre de l’abstraction post-picturale, consistèrent essentiellement en une critique de l’Expressionnisme abstrait. Olitski, qui couvrait de vastes surfaces de toile d’un lavis, à ces surfaces teintes fait souvent contraste une partie du bord de la toile : celle-ci était généreusement enduite de peinture épaisse appliquée à la brosse, traitement qui était inspiré non pas tant par Pollock que de Staël. Les peintures elles-mêmes sont généralement de grandes dimensions. L’œuvre de Olitski se caractérise par un paradoxe car l’immensité de l’échelle semble en contradiction avec la limitation du contenu – les tableaux suggèrent une prise de position esthétique pour mieux la renier. La douceur et la joliesse sont ironiques, et pourtant en même temps sincères et authentiques. Plus encore que les œuvres de Noland et de Stella, ces peintures s’adressent à un public averti.
Développements ultérieurs – Après le Post-Painterly Abstraction
En juin 1965, une exposition intitulée Washington Color Painters a lieu à la Washington Gallery of Modern Art. Cette exposition regroupe un grand nombre d’artistes qui avaient participé à l’exposition Post-Painterly Abstraction à Los Angeles l’année précédente. Parmi eux, Morris Louis, Kenneth Noland, Howard Mehring, Gene Davis et Thomas Downing. Cette exposition a marqué le début officiel de ce que l’on a appelé l’école de la couleur de Washington, qui était à bien des égards un sous-mouvement de la peinture en champs de couleur (Color Field Painting). Les peintres de Washington ont créé des toiles minimalistes composées de rayures, de fines bandes de couleurs alternées et de formes géométriques. En novembre 1966, dans les pages d’Artforum, le critique Michael Fried publie l’essai « Shape as Form : Frank Stella’s New Paintings ». Dans cet essai, il qualifie les œuvres récentes de Morris Louis, Kenneth Noland et Jules Olitski – qui s’ajoutent à celles de Stella – de « nouvel illusionnisme ». L’importance de ce phénomène, selon Fried, réside dans la différence entre la forme littérale et la forme représentée. L’ancienne norme de la peinture abstraite, ou « ancien illusionnisme » consistait pour l’artiste à prendre un support de toile carré ou rectangulaire de base et à utiliser ce modèle pour représenter ce qui lui plaisait. Ce que des artistes comme Stella et Noland avaient réalisé, selon Fried, était la transformation complète de la forme littérale des peintures. En utilisant des toiles aux formes étranges, oblongues et asymétriques, ils avaient fait de la forme du tableau et de la forme de la toile des choses synonymes. Ce « nouvel illusionnisme » a donc marqué l’avènement de la toile façonnée, comme une invention singulièrement moderne.