Données biographiques
L’œuvre de Whistler est très importante pour la diffusion, en Angleterre, comme en Amérique, de l’impressionnisme, que cet auteur interprète de façon originale et en l’enrichissant d’éléments symboliques. James McNeill Whistler naît à Lowell, dans le Massachusetts, le 10 juillet 1834 : il passe une partie de sa jeunesse à Saint-Pétersbourg, où son père travaille à la construction de la ligne ferroviaire et s’inscrit à la académie de la ville. À la mort de son père, en 1849, il rentre aux États-Unis et fréquente pendant trois ans l’académie militaire de West Point, qu’il quitte bien vite car il est incapable de s’adapter à sa discipline rigide. Il étudie le dessin et la gravure aux États-Unis et travaille quelque temps comme cartographe à l’US Navy Department. En 1855, il s’installe à Paris et entre dans l’atelier de Charles Gleyre. Dans la capitale française, il admire les estampes japonaises, découvre le réalisme de Gustave Courbet et se lie d’amitié avec Fantin-Latour, Degas et les autres peintres impressionnistes, par lesquels est profondément influencé. Pendant les années suivantes, il alterne les séjours en France et à Londres, où il expose avec un succès croissant. En 1877, il surprend le public par sa série Nocturnes, dans lesquels il cherche à traduire en peinture les vibrations émotionnelles de la musique. Vexé par la critique très négative de John Ruskin, qui l’accuse de jeter des sacs de couleur au visage du public, il le cite au tribunal : il gagne son procès, mais il est ruiné par les dépenses engagées. Dans les dernières années de sa vie, influencé par ses contacts avec les symbolistes, en particulier Stéphane Mallarmé, il approfondit le concept de l’art comme pure expérience esthétique et fin en lui-même, indépendant de l’objet représenté.
Terminologie musicale
La tendance à des recherches purement formelles se devinait déjà dans le tableau Wapping de 1860-1864 : Whistler retravailla plusieurs fois la tête de sa maîtresse Joanna Hiffernan, qui lui servit de modèle à la célèbre Jeune fille en blanc de 1862. Dix ans plus tard, lorsqu’il adoptera une terminologie musicale emprunté à Baudelaire et à d’autres créateurs telles que symphonies et harmonies, avec une indication de la couleur ou du ton dominant – ces termes convenant mieux à sa conception de une esthétique abstraite – la peinture sera rebaptisée Symphonie en blanc n° 1. Réalisée dans l’atelier parisien au numéro 18 du boulevard Pigalle, le tableau fut refusé par la Royal Academy en 1862, ainsi que par le Salon de Paris l’année suivante. Whistler l’exposa au Salon des Refusés où elle attira l’attention autant que le Déjeuner sur l’herbe de Manet. La disposition audacieuse d’un vêtement blanc sur un arrière-plan de draperie blanche qui fait ressortir des subtiles modulations de texture, l’étonnante tache rouge de la chevelure de Jo dans cette mer blanche et l’absence générale de thème, provoqua des questions à n’en plus finir sur la « signification » de la peinture. La robe très simple de la jeune femme ressemble à celles qui sont chères aux préraphaélites, en particulier à Dante Gabriel Rossetti, dont Whistler avait fait la connaissance à cette époque.
C’est à Whistler que nous devons le dépassement de la période préraphaélite et l’image la plus séduisante et évanescente de la haute société à l’époque victorienne. Un modèle de conventions, de formalismes guindés, sous lesquels vibrent des émotions retenues mais perceptibles. Whistler était conscient du courant subtil qui circule entre le portrait plausible et l’image cérébrale. Il a ainsi progressivement évolué vers un symbolisme sophistiqué, résultat d’une sélection « esthétique » et minutieuse des sujets. Avant même Manet, le peintre américain a révélé de manière « moderne » et sensuelle le souvenir de Velázquez.
Dans le tableau Symphonie en blanc n° 2, exposé à la Royal Academy de Londres en 1865, le peintre adopte également un titre proche de la musique, pour souligner plus encore le lien étroit entre les couleurs et les émotions suscitées par les notes. Le modèle, qui tient dans ses mains un éventail japonais, est l’Irlandaise Joanna (Jo) Hiffernan, que l’artiste aimait à cette époque, représentée dans la maison où elle habitait avec lui, sur Lindsey Row, dans le quartier londonien de Chelsea. Ce tableau inspire le poète Algernon Charles Swinburne, qui insère dans son volume Poems and ballads, une ballade intitulée Before the mirror.
Dans Harmonie en gris et vert. Portrait de Miss Cicely Alexandre de 1872, représente la fille du banquier et collectionneur William Alexandre, à l’âge de huit ans. Le tableau est réalisé avec un soin extrême et une attention méticuleuse envers les détails, comme la robe, dessinée par l’artiste lui-même. L’influence de Manet (et, à travers Manet, de Goya et Velázquez) est si explicite, qu’il s’agit presque d’un hommage au plus cultivé des impressionnistes. Comme toujours, Whistler interprète le portrait comme l’occasion d’analyses raffinées de la lumière et de la couleur. L’artiste concevait de plus en plus chacune de ses œuvres comme une entité décorative. Il dessine ses propres cadres qui sont dorés et moulés et il invente un monogramme en forme de papillon qu’il intègre avec soin à sa toile, en tant qu’élément de la composition. En général, Whistler n’était pas un peintre complaisant : comme d’autres intellectuels décadentistes et symbolistes, il avait un air provocateur et se considérait comme un maître dans le « noble art de se faire des ennemis » ; le fond du portrait témoigne de la passion de Whistler pour l’art japonais.
Whistler et l’art japonais
La préoccupation dominante de Whistler à l’égard des données formelles de l’art pictural fut encore avivée par l’expérience qu’il fit de l’art japonais. Il fut l’un des premiers collectionneurs de porcelaines bleu et blanc et il admirait les estampes japonaises. Whistler découvre l’art chinois et japonais à l’Exposition universelle de Londres en 1862 et dans certaines galeries parisiennes qui importent art oriental depuis quelques années. Au contact des estampes japonaises, l’artiste apprend une nouvelle distribution des masses et une utilisation plus libre des couleurs. Des œuvres comme Rose et argent : La princesse au pays de Porcelaine de 1864 et Caprice en pourpre et or n° 2. Le paravent d’or, de la même année, où le personnage du tableau est une femme occidentale, qui aime porter et collectionner des œuvres d’art orientales, une mode très répandue à l’époque, ainsi que le fragile L’artiste dans son atelier de 1865-1866, signifient notamment cette adoption des attitudes orientales quand aux problèmes de la ligne et de la perspective, des relations délicates de couleurs, de la composition d’un thème sur la surface picturale, en même temps qu’elles figurent le vêtement oriental. Whistler partage la passion très répandue pour les estampes japonaises, qui ont tant fasciné, entre autres, des peintres comme Van Gogh et Mary Cassatt. Contrairement à ses collègues, Whistler ne s’est pas limité aux aspects techniques ou compétitifs, mais a tenté une interprétation sophistiquée. Comme toujours, James Whistler fait preuve d’un mépris total pour le motif : ce qui l’attire, ce sont les réflexions techniques et expérimentales sur la couleur et le dessin.
Le tableau Trois figures Rose et Gris est tiré de l’une des six esquisses à l’huile que Whistler a réalisées en 1868 dans le cadre d’un projet de frise, commandé par l’homme d’affaires F.R. Leyland, fondateur de la compagnie maritime Leyland. Connues sous le nom de « Six projets », les esquisses étaient toutes des scènes de femmes et de fleurs, et fortement influencées par l’art japonais. Bien que les trois personnages soient manifestement occupés à soigner un cerisier en fleurs, l’objectif de Whistler dans ce tableau est de créer une ambiance ou une atmosphère, plutôt que de suggérer un quelconque thème. La disposition en frise peu profonde, la plante en fleurs et l’ombrelle du personnage de droite, sont également des signes de japonisme délibéré. Le tableau est caractérisé par des tons pastel, une « harmonie » de rose et de gris, ponctuée par les rouges plus vifs du pot de fleurs et des bandeaux des jeunes filles, ainsi que par le mur turquoise derrière.
Les Nocturnes de Whistler
Figure de proue de la culture symboliste de la seconde moitié du XIXe siècle, Whistler a réalisé un assemblage suggestif de peinture et de musique, lié en particulier aux atmosphères et aux gradations tonales du romantisme tardif de Richard Wagner. Tout comme dans ses « Symphonies », en 1877, Whistler surprend le public par sa série des Nocturnes, dans lesquels il cherche de traduire en peinture les vibrations émotionnelles de la musique. Dans l’exposition intitulée Nocturnes qu’il organise à la Grosvenor Gallery de Londres, en fixant un prix fixe de deux cents guinées pour chaque toile, mais il ne sera pas compris par le public ni par la critique. L’exposition a provoqué la furieuse indignation du célèbre littérateur John Ruskin qui, devant la toile Nocturne en noir et or : la chute du feu d’artifice a écrit : « Je n’aurais jamais imaginé qu’un bouffon demanderait deux cents guinées pour lancer un vase de couleur devant un public ». Whistler réagit en accusant l’illustre critique de diffamation. Au tribunal, face à un avocat qui lui demandait s’il considérait comme moral de demander 200 guinées pour quelques jours de travail, le peintre a répondu : « Non, je les demande pour les connaissances acquises au cours d’une vie ».
Splendide peintre paysagiste, Whistler avait habilement récupéré de nombreux éléments de la peinture européenne du XXe siècle. Dans les vues aussi, le peintre avait indiqué dans le titre les tonalités prédominantes de l’œuvre : les paysages londoniens sont explicitement liés à Turner, à l’influence duquel on doit l’aspect hors champ, presque brumeux, qui enveloppe les contours. En outre, à la fin du XIXe siècle, le panorama de la Tamise rejoint celui de la Seine : Claude Monet a peint le Parlement de Westminster à plusieurs reprises, Whistler, avec sa technique raffinée, presque décadente, adopte une position intermédiaire entre la fin de la période romantique et le paysage « mental » de l’avant-garde. Dans Nocturne en bleu et or. Le vieux pont de Battersea, commencé en 1872 et terminé en 1877, témoigne de la proximité de l’artiste avec les impressionnistes, avec Monet en particulier.
Ce n’est que récemment que la culture américaine s’est « réappropriée » Whistler : reflétant l’opinion commune des visiteurs américains, en 1984 encore, le directeur de la National Gallery de Washington décrivait la peinture de Whistler comme un curieux hybride, « un style d’élégance agaçante et de beauté douce et vaporeuse, un mode étincelant de figures désincarnées », préférant les œuvres de peintres tels que William Chase et Robert Henri, « plus vigoureuses, plus explicites, plus américaines ».
Bibliographie
Isabelle Enaud-Lechien. James Whistler. Parangon, 1996.
Bruno Delarue. James Abbott McNeill Whistler. Terre en vue. 2016.
Daniel Kiecol. La peinture américaine. La grande parade de l’art, 2021.
Collectif. La peinture américaine. Gallimard, 2002.
Collectif. L’Impressionnisme. La Petite Collection de l’Art. Taschen, 2020.