L’art au service de la politique : le gouvernement des Neuf
La société siennoise est une société civique dans laquelle l’art et la politique sont indissociables et où les commandes artistiques importantes émanent rarement d’individus privés. Pendant près de soixante-dix ans, de 1287 à 1355, Sienne est dirigée par un « Conseil des Neuf » qui, même en son temps est appelé Il Buon Governo (le Bon Gouvernement). Élus par tirage au sort, neuf citoyens assument la charge du pouvoir pendant deux mois. Ils vivent reclus dans le Palazzo Pubblico.
Au terme de deux mois, il leur faut attendre au moins vingt mois pour redevenir éligibles. Grâce à ce système, sur une période de cinq ans, plusieurs centaines d’individus pouvaient jouer un rôle majeur au sein de l’État. Le régime des Neuf est ainsi assimilé à une « oligarchie plébéienne », très différente de l’oligarchie classique en vigueur à Florence par exemple, où le pouvoir repose presque entièrement entre les mains des magnats et des principales corporations. Le siège des Neuf est le Palazzo Pubblico, construit entre 1297 et 1330. Sa tour du Mangia qui s’élance à 86, 60 mètres de hauteur et dont Lippo Memmi dessina la couronne de pierre, fut érigée entre 1338 et 1348. La chapelle qui se trouve au bas de la tour a été érigée en 1354 pour remercier la Madone de la fin de la terrible épidémie de peste qui s’était abattue sur l’Europe et qui, à Sienne, tua plus de la moitié de la population pendant l’été 1348. Sa très belle place : le Campo est en forme de coquille faite de briques roses, où s’y déroule depuis le Moyen Âge, la course du Palio. La salle de la Mappemonde, au Palais public, se garnit d’abord d’une Maestà par Simone Martini (1315) ; en 1328, le même artiste crée, à la demande des autorités, un face-à-face clair en peignant, à l’autre bout de la salle, l’effigie du condottiere Guidoriccio da Fogliano, capitaine des Siennois lors de la victoire de Montemassi. Dix ans plus tard, cette politique culturelle, dans ce cas la politique picturale aboutit à une œuvre capitale : Ambrogio Lorenzetti reçoit pour mission de représenter dans une salle adjacente le Bon et le Mauvais Gouvernement, ainsi que leurs effets. Il réalise le plus baste cycle profane du Moyen Âge, mais c’est aussi la première grand peinture politique de la Renaissance. Lorenzetti donne en fait une conclusion synthétique et provisoire au grand programme officiel du Palais public : La plus célèbre des peintures murales d’Ambrogio sont certainement celles qui ornent les trois murs de la Salle de la Paix du Palais Public de Sienne; la Maestà de Simone Martini évoque la protection particulière que la Vierge accorde à la cité et à son territoire ; Guidoriccio da Flogiano glorifie le chef victorieux choisi par les dirigeants de la cité ; avec le Bon gouvernement, l’image n’est pas tant l’illustration anecdotique d’une réalité que le rappel des principes inspirant l’action (bonne) des dirigeants de la cité.
Les peintures murales de Lorenzetti représentent le « Bon Gouvernement » et le « Mauvais Gouvernement » et évoquent de manière figurée les intentions politiques des régents de la ville, les Neuf. L’immense figure de droite qui domine toute la salle, est le Bien commun. À ses pieds, une louve allaite les deux variantes siennoises de Romulus et Rémus (Sienne fut une colonie romaine et conserve avec orgueil l’emblème de la louve et des jumeaux). À droite, on distingue des soldats et des mécréants. Tous regardent vers la fenêtre, en direction du Mont Amiata, où s’étend le vaste territoire siennois, bien au-delà des murs de la ville.
Dans une surface, clairement articulée, grâce à l’enceinte fortifiée de la cité – avec d’édifices faisant allusion à la Sienne réelle – Ambrogio laisse éclater le modernisme de sa conception picturale : des images concrètement symboliques et un espace « objectif », parcourable, où le lieu architectural n’est pas simplement « signifié », mais « représenté ». L’espace est conçu comme l’image d’un territoire parcouru par les divers représentants de la collectivité, chacun occupé à l’action typique de sa fonction sociale ; la fertilité travailleuse de la campagne peut ainsi pénétrer la cité et y accumuler ses richesses en même temps que le maître d’école assure le développement des « humanités », et que la danse des jeunes filles est le symbole de l’harmonie sociale. Ce mélange de vérité et de symbolisme, font de cette fresque à la fois une condensation du sentiment civique siennois et une œuvre qui par ses structures mentales et figuratives, annonce les développements de la grande peinture politique.
Les neuf danseuses qui dominent par leur taille les autres personnages, sont certainement emblématiques. Bien que certains historiens de l’art aient considéré que ces figures étaient de sexe masculin et leurs robes fantastiques le signe d’une mascarade, peut-être faut-il voir en elles les « filles des Neuf ». Leur danse est sans aucun doute ici une sorte de sublimation de la Paix.
Simone Martini
Du langage gothique des miniaturistes et des maîtres transalpins – déjà en partie assimilé par Duccio – naît la peinture d’un grand artiste siennois: Simone Martini (Sienne vers 1284 – Avignon 1344). De tous les primitifs italiens, Simone Martini est celui dont la gamme d’émotions et de styles est la plus large. Pendant trente ans, de façon presque déconcertante, il ne cessera jamais d’évoluer : peintre profane et raffiné, fin portraitiste, il est le maître des descriptions précieuses et détaillées. L’artiste adapte la tradition de la ligne et de la couleur aux goûts et aux nécessités de la riche et élégante société de son temps. Pour cette raison, il enlève de sa peinture les tons affligés et dramatiques de la période antérieure et s’affirme la pure beauté obtenue à travers des lignes douces et une gamme variée de teintes délicates et précieuses. Dans son œuvre la plus célèbre, la Maestà du Palais public de Sienne, seront ces éléments qui donneront une unité à la complexe représentation des figures et à l’extraordinaire invention spatiale du baldaquin de réminiscences giottesques.
Quelques mois après l’installation de la « Maestà » de Duccio, la Commune de Sienne décida de confier à Simone Martini la réalisation d’une fresque de même sujet pour le Palais Public. Cette splendide représentation de la Madone en Maestà acquiert une intonation tout à fait nouvelle par rapport à celle de Duccio.
On y relève un engagement conscient de Simone en direction de la tendance gothique qui avait été diffusée à travers les miniatures, les orfèvreries, les petits tableaux et les sculptures d’outre-monts, culture figurative dont s’étaient déjà appropriés les orfèvres siennois.
Nous ignorons pratiquement tout des débuts de la carrière de Simone Martini. Il se peut qu’il ait grandi non pas à Sienne mais à San Gimignano, petite ville fortifiée à une cinquantaine de kilomètres au nord-est, et qu’il ait été formé là-bas par un peintre local, Memmo. Il aurait ensuite épousé sa fille et fait de son fils, Lippo Memmi, (Maestà à San Gimignano) l’un de ses principaux collaborateurs. À la fin des années 1290, il fut probablement l’élève de Duccio. Néanmoins, le fait que Vasari le mentionne comme un « élève de Giotto » suggère des débuts plus complexes et, peut-être, une première période de travail à Assise. Il semble en autre tout à fait possible qu’avant 1315, Simone ait été actif dans le milieu culturel français – à Paris, à la cour papale d’Avignon où s’élaborent les ferments du gothique international, au service des Angevins à Naples ou, même, en Hongrie. Le retable de Saint Louis de Toulouse fut certainement exécuté pour l’église Santa Chiara à Naples. Robert, frère cadet de Louis, s’empara du trône de Naples qui devait revenir à son jeune neveu. Son infâme profil, probablement exécuté d’après nature, est l’un des premiers exemples de portrait ressemblant dans la peinture européenne. Les représentations de Simone de la Laure de Pétrarque et du cardinal Orsini (aujourd’hui disparues) sont les premiers portraits documentés de tout l’art italien.
Le but officiel de la commande était de célébrer la canonisation de Louis en 1317. En réalité, elle avait pour but de légitimer l’usurpateur – le roi Robert – en peignant son saint frère Louis en train de lui remettre la couronne. L’œuvre veut mettre l’accent sur un épisode d’une haute valeur spirituelle, mais en même temps elle ne renonce pas à attirer l’attention sur un geste à la signification purement politique. Du reste, la scène est décrite comme un véritable adoubement, dans lequel le luxe des vêtements, la présence des armes de la maison de France et l’utilisation abondante de l’or exaltent la nature solennelle du geste. Le visage de Robert est individualisé, fait nouveau dans l’histoire de la peinture.
Appelé aussi, Polyptyque de la Passion, aujourd’hui démembré et partagé entre plusieurs musées européens, certains historiens d’art pensent qu’il fut réalisé avant l’arrivée de Simone Martini à Avignon, puis transporté dans cette ville ; d’autres pensent qu’il s’agit d’un œuvre de maturité de l’artiste, qui aurait été commissionnée par Napoleone Orsini, lequel mourut en 1342 à la Curie d’Avignon et dont les armes se trouvent sur le fond de ce panneau.
La foule représentée dans ce panneau, compose un assortiment de couleurs vives sur un magnifique paysage urbain marqué par le dégradé de pourpres qui délimite l’intérieur de la porte de Jérusalem. Le Christ, tiré par un Pharisien avec une corde, est entouré d’ennemis, de persifleurs, d’enfants qui lui jettent de pierres. Sa mère tente de l’aider à porter la croix, mais un soldat la repousse et la menace avec sa massue. Simone se révèle ici un dramaturge superbement inventif.
Au cours des quelques années qui précédèrent l’exécution de sa Maestà Simone Martini avait commencé à travailler à la décoration d’une chapelle entière dans la basilique Saint-François à Assise. Il se peut qu’il soit revenu de Naples pou exécuter ici ce qui devait être le projet le plus ambitieux de sa carrière. Cette basilique où est enterré saint François était, depuis plus de trente ans, l’épicentre de la « nouvelle peinture ». Cimabue et plusieurs maîtres romains avaient contribué à sa décoration, et la transition « du grec à un retour au latin » était encore plus évidente dans le cycle de fresques de la vie de saint François de la basilique supérieure, attribuées à Giotto. La chapelle est dédiée à un saint français, Martin de Tours, souvent considéré comme le précurseur de François. Dans le célèbre épisode du Partage du manteau auquel le saint doit sa célébrité : ayant rencontré un mendiant couvert de haillons qui allait demandant la charité au cours d’une matinée d’hiver glaciale, Martin lui donna une partie de son propre manteau. Simone représente le mendiant à la porte de la ville et Martin de haut de son cheval, en train de couper son manteau avec son épée. La cité représentée à l’arrière-plan (Amiens) ressemble beaucoup aux paysages urbains de la Maestà de Duccio. Le tableau de Sassetta montrant saint François offrant son manteau à un pauvre chevalier retrace un épisode comparable.
Les scènes populaires dans l’œuvre de Simone
Les scènes de rue miraculeuses constituent le volet le plus « populaire » de l’œuvre de Simone Martini. Quand l’artiste rentre à Sienne, en 1328, la cité connaît une forte croissance démographique : sa population passe de 30 000 habitants environ en 1275 à 50 000 en 1340. Les nouveaux ordres religieux, principalement les Franciscains et les Dominicains, se sont installés à la périphérie de la ville, parmi la population démunie des rues récemment construites. Leur mission engendrera une nouvelle iconographie de la religion populaire. Le bienheureux Agostino Novello, prieur général de l’ordre des Augustins, mourut en 1309 et Simone le connaissait probablement, au moins de vue. En 1324, la Commune décida d’allouer une forte somme d’argent à la commémoration de son existence. Pour ce culte très local, Simone, qui est l’artiste le plus sophistiqué de son temps, s’exprime soudain dans un style qui est pratiquement celui d’un conte populaire. Agostino est représenté débout, un livre à la main, au centre d’une icône hagiographique. Sur les côtés, Simone a peint les modestes miracles domestiques qui lui furent attribués après sa mort, dans les lieux précis où ils s’étaient produits. Les architectures, savamment organisées suivant un traitement de l’espace qui permet de voir la ville dans son ensemble, à travers ses ruelles les plus étroites et même à l’intérieur de ses maisons, confèrent à la ville, le rôle de protagoniste de l’œuvre. La présence de la ville de Sienne, décrite avec un grand réalisme et dans laquelle ont lieu les miracles, rappellent les activités politiques et pastorales d’Agostino dans la ville. Le tableau l’Annonciation (Florence, Offices) qu’il achève huit ans plus tard est sans aucun doute son tableau le plus noble et le plus exquis. Il était placé, dans la cathédrale de Sienne, à gauche de la Maestà de Duccio.
La sainteté d’Augustin, frappe la sensibilité du public du Moyen Age: les victimes d’horribles malheurs sont pour la plupart des enfants.
Au milieu des années 1330, Simone accompagné de sa femme et de son frère, quitte pour la dernière fois Sienne pour Avignon, « capitale de la chrétienté ». Comme à son ami le poète Pétrarque, un cardinal italien de la cour papale lui avait peut-être proposé une sinécure. Bien que peu d’œuvres aient subsisté de ces années, nous savons qu’il demeura actif et conserva une grande influence, perceptible dans les fresques exécutées dans les années 1340 au Palais des Papes.
Pietro Lorenzetti
Il est probable que Pietro Lorenzetti (vers 1280-1348) et Simone Martini se connaissaient bien pour avoir collaboré, sous la direction de Duccio, à l’exécution de la Maestà, et qu’ils prirent part à l’effervescence des années 1310 et à l’émergence d’une nouvelle génération. En supposant, cependant, qu’ils se soient rencontrés de nouveau à Assise quelques années plus tard, ils ne purent que constater combien leurs routes avaient divergé. Tandis que Simone s’orientait vers un art descriptif hautement raffiné, Pietro se faisait le pionnier d’une synthèse plus radicale. Reprenant à son compte l’âpre simplicité de construction d’un Giotto, il transforme radicalement son timbre émotionnel afin de créer, pour sa Déposition de la croix à Assise, une composition d’une concentration dramatique et d’une intensité tragique sans précédent. Le Polyptyque d’Arezzo est la première œuvre signée de Pietro. À partir des années 1315, Pietro travailla par intermittence à Assise pendant plusieurs années. Il était fréquent que les peintres du Trecento, à la fin de la belle saison, laissent leur fresque inachevée pour travailler, pendant les mois d’hiver, aux retables et aux tableaux. Ils la reprenaient ensuite au printemps. A cette époque, Pietro Lorenzetti avait semble-t-il l’habitude de se déplacer entre Sienne, Asisse, Arezzo et Florence. Les peintures de la basilique inférieure d’Assise furent certainement sa première commande de fresque importante. Sa vision sophistiquée de Jérusalem, dans L’Entrée à Jérusalem et La Montée au calvaire semble déjà annoncer la cité que son frère Ambrogio représentera vingt ans plus tard, et paraît confirmer l’hypothèse selon laquelle celui-ci, tout jeune encore, aurait travaillé à ses côtés. Dans La Cène, la scène est située de nuit, dans une pièce hexagonale assez complexe. La très grande luminosité projette la remarquable construction du plafond jaune et de la corniche rouge dans une perspective éclatante.
Le pavillon hexagonal rappelle la chaire réalisée par Nicola Pisano pour la cathédrale de Sienne. Au centre de la scène, Jean appuie sa tête sur l’épaule du Christ ; Judas, qui n’est pas auréolé, tend la main vers le pain eucharistique. Les deux figures représentées à l’arrière-plan, dans l’embrasure de la porte – un serviteur en conversation avec le propriétaire – , opèrent une transition avec la cuisine, à gauche, où un marmiton commente avec son compagnon les grands événements de la pièce voisine. Cette scène de genre tout en hauteur en marge de l’action principale, ouvre une nouvelle perspective sur le récit sacré tout en lui conférant un caractère intime et populaire. Le marmiton agenouillé essuie la vaisselle, « assisté » par son fidèle carlin tandis qu’un matou sommeille près du feu.
La « Pala del Carmine »
Entre 1327-1329, Pietro Lorenzetti peignit sa Madonna del Carmine commissionnée par l’ordre des Carmes, et qui constituait le retable de son église à Sienne. Les Carmes prétendaient avoir la préséance sur les Franciscains et les Dominicains, leur ordre ayant été fondé par le prophète Élie. La Vierge, dont la pose est véritablement royale, est représentée avec son manteau doublé d’hermine, ses grands yeux en amande tournés vers saint Nicolas, tandis que son Fils tend la main vers le prophète. Sur le rouleau de parchemin que celui-ci tient à la main, on peut lire une citation extraite de l’Ancien Testament : « Fais maintenant rassembler tout Israël auprès de moi, à la montagne du Carmel. » (1 Rois : 18,19). La Municipalité de Sienne, à la demande de l’Ordre, délibéra en faveur d’une contribution de cinquante lires qui devait permettre aux moines à court d’argent, de finir de payer cette œuvre monumentale que le peintre refusait de livrer avant d’avoir reçu le solde de son dû. Les petites scènes de la prédelle, racontant l’histoire de l’ordre, si riches en détails délicieux, influenceront fortement, un siècle plus tard, Sassetta et Sano di Pietro. La Pinacothèque de Sienne conserve la majeur partie du polyptyque, (qui comptait en tout dix-sept panneaux) démembré à maintes reprises.
La Vierge est assise sur un trône exceptionnellement grand qui forme une large niche et accentue le caractère monumental du personnage. Des deux côtés du trône, on trouve Saint Nicolas de Bari et le Prophète Élie avec une cartouche déroulée. Suivant la tradition, le prophète Élie serait à l’origine de l’ordre des Carmélites et c’est à lui que l’Enfant accorde toute son attention.
L’histoire de cet ordre est brièvement racontée sur les cinq panneaux de la prédelle, partie la plus nouvelle et intéressante du retable, d’une extraordinaire vivacité narrative. L’artiste excelle à rendre avec la plus grande précision les architectures, les paysages et les figures avec une tendance naturaliste très forte.
En 1335, les frères Lorenzetti rentrèrent à Sienne et se virent commander chacun une fresque pour l’extérieur de l’Hôpital : des épisodes de la vie de la Vierge qui, faisaient face à l’entrée principale du Duomo. Il n’en subsiste aujourd’hui aucune trace. La fresque de la Nativité de la Vierge peinte par Pietro, devint cependant une image familière, dont on trouve l’écho dans plusieurs œuvres siennoises importantes exécutées ultérieurement. Sept ans plus tard, Pietro en fit une variante sur panneau : un retable pour la cathédrale venant compléter la superbe série initiée par la Maestà de Duccio et l’Annonciation de Simone. Les détails réalistes et le décor pittoresque de la scène domestique peinte par Pietro défient les icônes raffinées de ses illustres prédécesseurs. Duccio étant mort depuis longtemps et Simone Martini installé en Avignon, les frères Lorenzetti avaient désormais le champ libre pour insuffler à la peinture une nouvelle matérialité.
Pietro réalisa pour l’autel de San Savino du Duomo de Seinne, cette « Naissance de la Vierge » qu’il signa et data. L’œuvre se distingue par la très haute qualité de sa peinture. En plus elle offre au spectateur moderne la possibilité d’admirer l’intérieur d’une habitation du XIVe siècle parfaitement décrite dans ses moindres détails, depuis les étoffes jusqu’aux meubles en passant par les objets les plus communs. Les détails de cette scène sont célèbres, et Pietro Lorenzetti les a décrits avec amour, depuis les serviettes éclatantes ornées de losanges jusqu’à l’éventail de paille blanc et noir que l’amie agite à côté de l’accouchée, en passant par la cuvette fleurie dans laquelle on verse l’eau pour le premier bain de l’enfant et par la couverture à carreaux qui rappelle le joyeux motif du carrelage du sol.
Ambrogio Lorenzetti et sa recherche de la perspective
À plus d’un siècle de distance, aussi bien Lorenzo Ghiberti que Giorgio Vasari sont d’accord quant à l’importance considérable d’Ambrogio Lorenzetti, et pas seulement comme peintre. Le premier le décrit comme étant « bien meilleur » que Simone Martini et « plus érudit qu’aucun autre », tandis que, suivant le biographe d’Arezzo, « il fréquentait des hommes de lettres et des savants et il fut toujours reçu et bien vu par eux en raison de son ingéniosité ». Il sut élaborer un style très personnel au moyen d’une fraîche fantaisie et d’une extraordinaire capacité de récréation ambiante. À cette parfaite harmonie, il y arriva dans son œuvre la plus engagée, le cycle de fresques peintes pour le Palais Public de Sienne, les Effets du Bon et Mauvais Gouvernement : une gamme variée d’attitudes et d’expressions, le mode de vie d’une ville entière faite de nobles et de marchands, ainsi que de paysans et d’artisans, une véritable fenêtre ouverte sur la vie siennoise du Trecento. Dans une recherche perpétuelle de nouvelles solutions de perspective, Ambrogio crée dans L’Annonciation de Sienne un dallage qui fait jonction entre la cadre, le plan de la scène et les figures massives de l’ange et de la Vierge. Le point de fuite par contre, est bien recouvert, occulté, par une colonne dont l’or se confond presque avec celui du fond, en annulant toute profondeur réelle.
Les personnages viennent s’insérer de façon naturelle dans une architecture élégamment construite : les chapeaux des cardinaux se répondent avec subtilité tandis que la foule de spectateurs anonymes se presse derrière un roi sévère et des membres du clergé songeurs. C’est un défilé de portraits, de gestes et de vêtements, de petits groupes qui servent à souligner les différentes perspectives de la salle.
En 1332, pleinement reconnu par ses pairs florentins, Ambrogio Lorenzetti exécute un cycle de petits panneaux narratifs pour l’église San Procolo de Florence. Selon Vasari, ses « histoires de saint Nicolas avec de petites figures ont fait progresser sa gloire et sa réputation d’une façon tout à fait spectaculaire ». On retrouve des échos de ces petites scènes dans les œuvres de plusieurs artistes florentins ultérieurs, comme Orcagna et Fra Angelico. Le palais peint en rose est un chef-d’œuvre de construction spatial, en particulier l’étonnante loggia du premier étage, avec le banquet vu à travers le garde-corps du balcon. Le panneau intitulé Saint Nicolas délivre la ville de Mira de la famine est plus simple. L’étendue de mer vert foncé avec les voiles des bateaux qui se découpent sur l’horizon est une invention nouvelle pleine de poésie.
Les Miracles de saint Nicolas se distinguent par la grande audace avec laquelle le peintre traite la perspective. La scène du « Miracle de l’enfant étouffé par le démon » est situé dans un cadre à l’architecture complexe, avec escalier, loges, balcons, chambres, où se déroulent les différents moments du récit.Dans « Nicolas délivre la ville de la famine », l’évêque Nicolas se tient sur le rivage, devant la porte de la ville. Les anges déversent le blé dans les bateaux et sauvent ainsi de la famine les habitants de la cité. Le paysage marin est rendu avec des effets de perspective extraordinaires.
Dans cette œuvre sans doute précoce, Ambrogio s’exprime déjà dans un langage personnel d’une cohérence stylistique absolue. L’attitude solennelle de la Vierge rappelle les schémas romans ou byzantins, mais le rendu des volumes est déjà celui de Giotto et d’Arnolfo di Cambio. La représentation de l’Enfant, qui semble agité, est désormais très éloignée des icônes byzantines. L’élégance de Simone Martini se dépasse ici dans la rigueur géométrique du trône, et dans la netteté majestueuse de la disposition du personnage. Ambrogio, très vite, à la réputation de peintre cultivé, « philosophe plus qu’artiste » (Vasari). L’inscription en bas, explique que l’œuvre fut commandée par Bernardo, fils de Burnaccio di Tolano, « pour le rachat » de l’âme de son père. Tolano, dans le Chianti, se trouve près de l’église Sant’Angiolo de Vico l’Abate, où ce tableau fut probablement placé.
L’on entend parler d’Ambrogio Lorenzetti à l’approche de sa mort, dans le testament qu’il écrivit personnellement et qui date du 9 juin 1348, en prévision de sa mort, de celle de sa femme et de leurs trois filles, il s’empresse de disposer de tous ses biens; et il est probable que la famille toute entière, ainsi que son frère Pietro, furent effectivement emportés par l’épidémie de peste qui ravagea Sienne la même année et les importantes conséquences de la Peste Noire sur l’art siennois.