Sienne la gothique
Mythiquement fondée par Senius, fils de Remus, Sienne est la cité de la Louve et de ses jumeaux. La position privilégiée qu’occupe la ville la destinait au Haut Moyen Age à tomber sous la domination de différents maîtres et ce n’est qu’en 1147 que l’Empereur a reconnu à la commune de Sienne le droit à un pouvoir politique propre. C’est à cette époque que la rivalité entre Sienne et Florence commença. Elle devait durer jusqu’à la moitié du XVIe siècle et se traduire par des guerres sanglantes entrecoupées par des brefs intervalles de paix. En 1260, la bataille de Montaperti avait été célébrée comme une victoire de l’empereur sur le pape – des Gibelins de Sienne sur les Guelfes de Florence. Sous les Neuf, le sentiment populaire restait anti papale et favorable aux Gibelins. Pendant quatre siècles, la Commune de Sienne s’est développée démocratiquement, le pouvoir passant alternativement aux nobles, aux marchands et au petit peuple. Elle joue d’ailleurs un rôle non négligeable dans la politique italienne : c’est à Catherine de Sienne qu’on attribue le retour des papes d’Avignon et c’est à Sienne, en 1453, que l’empereur Sigismond séjourne pendant quelques mois alors qu’il est en route vers Rome et le couronnement. En 1458, c’est un Siennois, Pie II Piccolomini qui est élu pape. Les luttes intestines n’empêchèrent pourtant pas la ville de connaître un important essor, de se remplir de constructions magnifiques et ses habitants d’atteindre un niveau culturel et artistique vraiment exceptionnel.
Cette fresque commémore un accord de paix conclu entre Sienne et ses rivaux féodaux, les Aldobrandeschi, en 1331, dans leur forteresse de Santa Fiora. Une succession de portes ouvertes, conduit de la palissade jusqu’au château.
Ce tableau nous permet de découvrir l’architecture de Sienne au cours de la première moitié du XVe siècle. Sa valeur historique est prouvée par le rôle fondamental que le frère siennois joua dans le contexte politique et religieux de l’époque.
Les peintres de la cité font par ailleurs preuve d’une capacité d’invention considérable. Duccio, et son goût coloriste est immédiatement relayé par Simone Martini. Avec sa Maestà du Palais public, Simone offre de fonder la peinture moderne sur la leçon byzantine. Son œuvre aura une importance considérable par l’influence qu’elle exerce sur le gothique international. À la même époque, Ambrogio Lorenzetti porte d’un coup l’école siennoise au sommet avec les fresques civiques du Palais public. Le désastre de la peste noire qui ravage la Toscane, de juin à septembre 1348, frappe plus encore Sienne que Florence. Pietro Lorenzetti meurt à quarante-trois ans, ainsi qu’Ambrogio à vingt-neuf ans. Le coup pourrait être fatal : et pourtant, moins de vingt ans plus tard, Bartolo di Fredi peint l’histoire de l’Ancien Testament à San Gimignano, tandis que Lippo Vanni continue la leçon des Lorenzetti, divulguée par Taddeo di Bartolo en Toscane et au-delà. Les possibilités de renouvellement et les capacités d’invention sont donc considérables dans le milieu siennois tout au long du XIVe siècle. Le début du XVe siècle est marqué, en sculpture, par la personnalité exceptionnelle du Siennois Jacopo della Quercia. La Madone à l’Enfant de Domenico di Bartolo (1433) indique une qualité de recherche plastique digne de Florence et, par exemple de Filippo Lippi, l’œuvre d’un Sassetta, d’un Giovanni di Paolo ou d’un Sano di Pietro – dont l’atelier est l’un des plus productifs de la cité – ne comptent plus dans l’invention du langage figuratif moderne. L’esprit de recherche demeure vivant, mais cette recherche s’applique plus à la sensibilité chromatique de la surface peinte qu’à la définition rationnelle d’un espace en perspective. Le sens du concret, si fortement marqué à Florence, est détourné ici par un irréalisme presque fantastique : l’aspect rationnel ou mathématique de la perspective peut être contredit par la structure colorée, la lumière, le vertige du vide à propos de Giovanni di Paolo. Ce qui est visé, c’est moins la démonstration d’une connaissance de la nature, qu’une vérité non naturelle, métaphysique et spirituelle (le traditionalisme y est presque brandi comme un étendard). Ce travail et cet esprit, si sensibles dans les images d’un Vecchietta ou d’un Matteo di Giovanni, forment presque une constante siennoise, et on les retrouvera, magnifiés, chez Sodoma ou Beccafumi.
Le silence émane de cette ville déserte, vue depuis le haut, sous le soleil qui illumine les toits et les rues, à laquelle la baigneuse et la petite barque solitaire qui traverse la mer ajoutent une touche de mystère. La cité a parfois été identifiée comme la ville-forteresse de Talamone, d’autant plus que le petit personnage de femme nue dans une petite crique sur la droite correspond au lieu qu’aujourd’hui encore l’on dénomme « bagno delle donne », bain des femmes.
Un art né dans les rues de la ville
L’histoire artistique de Sienne est exemplaire. Elle confirme combien la Renaissance picturale en Italie est liée à la cité, cadre social à l’intérieur duquel se développe l’activité des artistes. Sienne s’est constituée à partir d’un répertoire d’édifices restreint, la plupart d’entre eux existant bien avant que Duccio ne commençât sa Maestà pour le Duomo. Pour les maîtres des années 1320, ce gothique siennois vernaculaire en vint à représenter l’identité même de la cité, une sorte de langue maternelle qui, à partir des rues de la ville, leur permit d’inventer un art de la représentation et de l’observation, un nouveau réalisme urbain. Au début du XIVe siècle émergent trois figures majeures : Simone Martini, tout d’abord, puis les frères Lorenzetti, Pietro et Ambrogio. Leur peinture sera un art né dans les rues de la ville, et le langage pictural qu’ils partagent essentiellement urbain et vernaculaire – un idiome du quotidien, étroitement lié à l’architecture locale. Dans les années 1420, ce même idiome architectural sera décliné par Sassetta et les peintres de sa génération avec des inflexions fort différentes. Aucune autre tradition picturale n’a représenté l’architecture avec autant de connaissance intime, ou juxtaposé des figures dans l’espace profond d’une rue ou d’un intérieur avec un sens aussi inventif de la composition. Les peintres siennois semblent avoir imaginé leur cité comme un objet qu’on pourrait tenir dans la main, un empilement de tours et de loggias, de coupoles et de faîtages entourés de remparts. Pendant deux siècles, leurs paysages et panneaux narratifs seront peuplés de petites constructions très élaborées de ce type, montrées sous différentes facettes. Dans la Tentation du Christ de Duccio, les couleurs sont déclinées avec une merveilleuse précision : chaque plan s’interrompt clairement au niveau du suivant, de sorte que la cité devient cristalline, idéale, nimbée d’une lumière quasi céleste. Les sombres chemins de briques qui conduisent jusqu’aux portes de la cité sont peints d’une couleur terre de Sienne brûlée transparente, pigment obtenu à partir de l’argile rougeâtre avec laquelle la ville fut construite. Mélangée avec du blanc, la terre de Sienne brûlée a également permis de réaliser les différents tons de rose des toits et des tuiles.
L’attention réaliste qu’Ambrogio porte à la nature et à la vie de la ville et à la campagne ainsi qu’à ses habitants, dans un discours didactique et politique avec un langage simple et clair, rend d’autant plus crédible le tableau qu’il trace ici, comme si vraiment il s’agissait de la représentation de la réalité. L’espace imaginé par Ambrogio est antérieur à l’invention de la perspective, mais de façon quasi magique, il nous place à la fois au-dessus et à l’intérieur de la cité; nous pouvons embrasser toute la ville d’un seul coup d’œil et en même temps, nous pouvons nous déplacer librement à travers l’espace et participer à ce qui s’y passe. Les caractéristiques d’un grand nombre d’édifices siennois participent à cette esthétique de la révélation totale, et créent un paysage urbain intrinsèquement en relief. Nous sommes invités à nous intéresser à chacune des activités sur lesquelles notre regard se pose : l’échoppe de livres derrière les danseuses, le marchand de chaussures, le public captivé par l’orateur, le comptoir de la taverne, l’arrivée d’un paysan avec des mulets chargés de laine qu’il porte au magasin tout proche, où un groupe d’hommes et de femmes est occupé à tisser et à vérifier des étoffes, des maçons occupés à travailler sur un échafaudage en bois se découpant sur un ciel sombre.
On est ébloui par la fantaisie des architectures aux chromatismes clairs et brillants ; aux galeries et aux tourelles crénelées succèdent de gracieux campaniles ronds, des toits de tuiles rouges, de petites fenêtres jumelées, le tout bien protégée par des solides murs d’enceinte.
Les débuts de l’école Siennoise
Dans les années 1260, une peinture siennoise réellement identifiable comme une école de peinture commence à prendre forme. Beaucoup moins raffinée que la tradition byzantine et par ses immuables paramètres stylistiques, dont elle dérive, mais pleine de vigueur et d’énergie. La conquête de l’espace, en l’absence d’une perspective linéaire avec de règles géométriques précises, est subrogée par une superposition des plans, qui réussit à créer souvent une sensation de profondeur assez plausible. Les figures deviennent plus humaines. Elles montrent une expressivité faciale absolument inédite dans l’art médiéval. Elles deviennent des personnes avec une psychologie réelle qui fait émerger sur leurs visages les émotions et les sentiments humains. Sont donc définitivement écartées les expressions hiératiques de l’art byzantin. Guido da Siena, actif dans la seconde moitié du XIIIe siècle, l’un des plus raffinées de la peinture siennoise avant Duccio et encore sous l’influence des peintres byzantins, ses œuvres se caractérisent par un fond d’or et l’absence de perspective. Pendant longtemps, la critique a attribué à Guido da Siena presque toutes les œuvres picturales de la seconde moitié du siècle, c’est-à-dire, les œuvres précédant l’avènement de Duccio, comme les panneaux du reliquaire du bienheureux Andrea Gallerani, peints pour l’église San Domenico. Dans ces petites scènes, les traits des visages sont fortement individualisés et la fraîcheur du tableau résulte de son iconographie nouvelle, inventée pour une figure locale morte à peine vingt ans auparavant.
Bien qu’il n’ait jamais été canonisé, Gallerani mort en 1251, fit l’objet d’un culte civique, il fonda une confrérie active dans le domaine des bonnes œuvres.
Guido di Graziano, un autre peintre siennois contemporain de Duccio a manifestement suivi l’enseignement de Cimabue qui diffère complètement de celui de Duccio. On le voit au niveau de la qualité délicate de la couleur, riche en tonalités et en transparences, ainsi qu’au niveau de la fluidité de la ligne qui a été libérée des contraintes rigides de la manière précédente. Le peintre se distingue par son incontestable talent au niveau de la mise en page simple et efficace. L’ambition personnelle de Duccio allait être de donner à la peinture siennoise un cachet presque totalement opposé : cette douceur de couleurs et ce rythme imperceptible qui deviendront ses signes distinctifs. En 1265, lorsqu’il peint la Madone Rucellai pour l’église Santa Maria Novella à Florence, il montre déjà qu’il délaye la solennité du style byzantin dans le nouveau faste gothique, sans oublier la nouvelle orientation formelle que Cimabue proposait alors à Florence. Dans sa Maestà l’attention est portée surtout à la réalité urbaine, collectivité génériquement homogène mais passablement variée dans sa composition sociale et divisée en pouvoirs laïques et ecclésiastiques. Tout cela semble poser les jalons de ce qui adviendra quelques années plus tard, en 1315, lorsque la Maestà de Simone Martini sera peinte à fresque non dans une église mais au Palais Public, dans la salle de la Mappemonde, où le Conseil des Neuf exerce l’activité gouvernementale: l’élément sacré, accueilli dans un milieu profane comme celui-là, conflue avec la dimension terrestre, devenant la référence et le symbole de la ville.
Cette Madone fait partie des œuvres les plus anciennes de Duccio. Des éléments d’inspiration clairement byzantine caractérisent la composition de base : la stylisation raffinée des mains, la typologie du nez, le « maphórion rouge » sous le voile de Marie, le drapé obscur parcouru de brillantes striures dorées. Les délicats rehauts sur le visage de la Vierge dans la zone du menton et des joues, et les plis du vêtement autour du visage, manifestent une tentative de rendu plastique.
L’œuvre du Duccio révèle un progrès remarquable dans la distribution et la composition de l’espace. Admirable le rendu perspectif du sol quadrillé et des petites colonnes que l’on aperçoit à l’intérieur de l’édifice : leur disposition suit et soutient la forme polygonale de l’ensemble architectural sans en interrompre la géométrie rigoureuse.
Duccio et son chef-d’œuvre : la Maestà
On rencontre le nom de Duccio (Sienne vers 1255 – 1318/19) pour la première fois en 1278 : un document de la commune de Sienne rapporte le paiement de quarante sous à Duccio pictori pour avoir décoré des tablettes de bois qui couvraient les registres de la Biccherna – l’office financier de la Commune. C’est durant les années 1308-11 que se situe l’exécution de l’œuvre la plus célèbre: le grand retable a deux faces de l’autel majeur de la cathédrale de Sienne, qui comporte, dans sa partie antérieure, la Maestà entourée d’anges et de saints et, sur la face postérieure, subdivise en 26 scènes de petit format, l’Histoire de la Passion. Le contrat de commande de la Maestà fut conclu le 4 octobre 1308 entre l’œuvre de la Cathédrale et Duccio. Le peintre devait peindre de sa main tout le tableau (laborabit suis manibus), il mettrait en œuvre tout le talent reçu de Dieu (pingere et facere dictam tabulam quam melius poterit et sciverit et Dominus sibi largietur), il devait travailler de façon continue, sans accepter d’autres engagements jusqu’à ce qu’il ait terminé la grande œuvre. Selon Agnolo di Tura del Grasso, un chroniqueur du milieu du XIVe siècle, la Maestà fut le plus beau tableau qu’on ait jamais vu ni fait et coûta plus de trois mille florins d’or ». La somme, certainement exagérée, devait cependant être for élevée, une des plus importantes jamais payée pour une peinture. Une autre chronique de l’époque, raconte ce qui se passa à Sienne le 9 juin 1331 déclaré pour l’occasion jour de fête dans toute la ville: « et le jour du transfert à la cathédrale, les boutiques restèrent fermées et l’évêque ordonna une solennelle procession composée d’une grande et dévote compagnie de prêtes et de frères, des neuf seigneurs et officiers de la commune et de tous les gens du peuple; l’un après l’autre, tous les hommes le plus dignes venaient à la suite du tableau avec des cierges allumés à la main; les femmes et les enfants suivaient avec une grande dévotion; et l’on accompagna la Maestà jusqu’à la cathédrale, en faisant la procession autour du Campo selon l’usage, tandis que les cloches sonnaient « à gloria » en hommage à une image aussi noble que celle-ci… »
L’image sacrée acquiert une dimension nouvelle: la signification religieuse décrétée en 1260, lorsque la Vierge est élue protectrice absolue de Sienne, se double d’une signification politique en rapport avec une réalité locale précise. Parmi les saints, qui flanquent Marie son expressément inclus les quatre patrons de la ville.
La feuille d’or et la peinture créent une conjonction dynamique qui encourage l’artiste à s’exprimer en termes de formes et de contours. Lorsque l’on s’approche de plus près, on est émerveillé par la capacité de Duccio à appréhender une surface aussi complexe – les auréoles exécutées au pochoir et ciselées ou le modelage à tempera délicatement hachuré.
La mise en page de cette scène est admirablement conçue, car les deux épisodes se caractérisent par une stricte contiguïté à niveau de l’espace: Pierre, en un geste instinctif, tend les pieds vers le petit feu et est surpris à l’intérieur du palais de Caïphe par la femme qui l’accuse; derrière lui se trouve l’escalier qui porte à l’étage où le Christ est interrogé.