Oskar Schlemmer : la figure et l’espace

Les influences

Oskar Schlemmer est né le 4 septembre 1888 à Stuttgart. Après avoir abandonné le collège, il se forme à l’École des Arts et Métiers de Stuttgart où il se lie d’amitié avec Willy Baumeister et Otto Meyer-Amden ; ce dernier exerce une énorme influence sur la conception de l’œuvre d’art comme synthèse globale d’images naturelles et de structures géométriques ; conception qu’il approfondit ultérieurement grâce à la connaissance de Cézanne, de Seurat et du Cubisme. De 1910 à 1912, Schlemmer séjourna à Berlin. Il vit des œuvres de cubistes et des artistes du Cavalier Bleu (Der Blaue Reiter) autour de Franz Marc et Vassily Kandinsky, dont le manifeste Du spiritual dans l’art eut une profonde influence sur lui. En 1912, Schlemmer reprit ses études auprès de son maître Adolf Hölzel à Stuttgart. Inspirées par le cubisme et les enseignements libres de Hölzel, les œuvres créées réduisent la forme et la couleur en vue d’une concentration picturale. C’est à cette époque que, dans son journal intime, Schlemmer commence à décrire en détail et avec passion l’interaction entre chorégraphie, costumes, scénographie et musique, et réalise les premières esquisses de ballets.

Oskar Schlemmer, Tête de fille en argent, 1913, Stuttgart, Staatsgalerie.
Tête de fille en argent, 1913, Stuttgart, Staatsgalerie.
Oskar Schlemmer, Plan avec figures, 1919, Stuttgart, Staatsgalerie.
Plan avec figures, 1919, Stuttgart, Staatsgalerie.

Aujourd’hui, le nom d’Oskar Schlemmer est principalement associé au Bauhaus fondé à Weimar en 1919. Son tableau L’Escalier du Bauhaus et Les Figurines du Ballet triadique son devenus des icônes de l’époque moderne classique. Dans ces deux œuvres clés, Schlemmer réduit la figure humaine à des formes schématisées qui, pour lui, représentaient des abstractions de l’être humain nouveau.

Au Bauhaus de Weimar (1920-1925)

En fondant la Bauhaus de Weimar en 1919, Walter Gropius prétendait associé l’école des Arts Décoratifs, et l’Académie des Beaux-Arts. Pour la première fois, les beaux arts, les arts du spectacle et les arts appliquées y furent enseignées ensemble. Gropius invita Schlemmer en 1919 où il signa un contrat de trois ans comme « maître du Bauhaus ». Il venait d’épouser Helena Tutein, appelée Tut. Le couple s’installa à Weimar, où Tut donna naissance au premier enfant de leurs trois enfants. Schlemmer enseigna la peinture murale jusqu’à ce que Vasiliy Kandinsky fut nommé à ce poste. Schlemmer prit alors la direction de la classe de sculpture sur bois et pierre, enseigna le nu, fut temporairement maître de l’atelier métallique et, à partir de 1923, directeur de la scène du Bauhaus. La sculpture, qui ne peut être pleinement perçue que grâce au mouvement du spectateur, fut désormais au cœur de son travail de créateur.

Oskar Schlemmer, Tête abstraite, 1923 (Reconstruction), Collection privée ; Profil en jaune. Tempera sur toile montée sur fil et quatre en bois, Collection privée.
Tête abstraite, 1923 (Reconstruction), Collection privée ; Profil en jaune. Tempera sur toile montée sur fil et quatre en bois, Collection privée.
Oskar Schlemmer, Groupe à la table, 1923, Collection privée.
Groupe à la table, 1923, Collection privée.

Le Ballet triadique

Avec le Ballet triadique, Schlemmer poursuit ses recherches sur la relation entre la figure et l’espace en introduisant le mouvement. Les costumes qu’il qualifie de « sculptures colorées et métalliques », et qui, portées par les danseurs, se déplacent dans l’espace », transforment l’espace pictural en espace scénique. Les formes géométriques des volumineux costumes contraignaient les danseurs à bouger à la façon des marionnettes, créant ainsi une abstraction motrice qui renvoyait au mouvement de l’humain dans l’espace. Des parties de son célèbre Ballet triadique (1922), pour lequel Paul Hindemith avait écrit une nouvelle instrumentation pour orgue mécanique en 1926, avaient déjà été jouées à Stuttgart pendant la guerre, comme divertissement pour l’armée en 1916. Selon Schlemmer, il s’est inspiré du tableau de Seurat, Le Chahut, pour créer ce ballet. « Dans les tableaux de Seurat, les mouvements de danse les plus vigoureux sont obtenus au moyen de formes vigoureuses (en lignes droites strictes) », écrit Schlemmer. Il a trouvé une base intellectuelle, ou une conception préliminaire, pour ainsi dire, dans l’essai de Heinrich von Kleist sur le théâtre de marionnettes. L’artificialité mécanique de la marionnette est devenue le modèle de la danse abstraite de Schlemmer.

Oskar Schlemmer, Les Figurines du Ballet triadique, 1922, Stuttgart, Staatsgalerie.
Les Figurines du Ballet triadique, 1922, Stuttgart, Staatsgalerie.

Le Ballet Triadique se composait de douze danses spatiales, formelles et gestuelles, dont le point culminant était l’apparition de « l’abstrait » avec son masque et structure asymétrique.

Oskar Schlemmer, Figurine en fil de fer ; Figurine « l’Abstrait » du Ballet triadique, 1922, Stuttgart, Staatsgalerie.
Figurine en fil de fer ; Figurine « l’Abstrait » du Ballet triadique, 1922, Stuttgart, Staatsgalerie.

Le Ballet triadique fut représenté en 1926 et célébré comme un événement par les experts. Entre 1926 et 1929, Schlemmer créa six ballets et développa avec ses élèves les danses dites Danses du Bauhaus. L’œuvre connut alors une renommée internationale. Des invitations à Paris et New York suivirent.

Oskar Schlemmer, Plan de figurines du Ballet triadique, 1924-1926, Stuttgart, Staatsgalerie.
Plan de figurines du Ballet triadique, 1924-1926, Stuttgart, Staatsgalerie.

Au Bauhaus de Dessau (1925-1929), Schlemmer prit la direction de la scène du Bauhaus et enseigna la théorie de la scène. Pendant trois ans, il se dédia presque exclusivement à ces activités.

L’être humain dans l’espace

La théorie de l’harmonie et des proportions du Bauhaus était liée à celle de la Renaissance, mais au lieu de poser un espace fini fixé par les lois de la perspective, elle posait un espace infini dans lequel ces lois ne s’appliquaient plus. Cette distinction met en évidence le problème auquel Oskar Schlemmer a été confronté. Il est l’un des derniers maîtres de la perspective dans l’histoire de l’art. Son thème le plus important était ce qu’il appelait « l’être humain dans l’espace ». L’étrange mélange de tendances constructivistes, sentimentales, sobrement réalistes et romantiquement expressives qui a marqué les premières années du Bauhaus était également présent dans la personnalité de Schlemmer. Dans les moments de bonheur, il a dû se retenir d’aller « embrasser les gens » sans discernement. Dans ses peintures, Schlemmer reprit ses représentations spatiales en perspective de la période de l’Académie en divisant ses figures abstraites en formes géométriques de base, qu’il disposa de telle sorte qu’elles puisent être utilisées pour les décorations murales, par exemple. L’œuvre picturale la plus connue de cette époque est Danseuse – Le geste. Le thème de ce tableau fait référence au Ballet triadique. La peinture correspondante Le Danseur est un autoportrait stylisé de l’artiste, qui montait lui-même régulièrement sur scène en tant que danseur.

Oskar Schlemmer, Danseuse - Le geste, 1922/23, Munich, Pinakothek der Moderne ; Le Danseur, 1923, Stuttgart, Staatsgalerie.
Danseuse – Le geste, 1922/23, Munich, Pinakothek der Moderne ; Le Danseur, 1923, Stuttgart, Staatsgalerie.

La peinture murale créée par l’artiste à l’occasion de la grande exposition du Bauhaus de 1923 dans le bâtiment de l’atelier du Bauhaus conçu par l’architecte belge Henry van de Velde, fut détruite par le parti national-socialiste et pût être reconstruite en 1979.

Vue de l’escalier de l’Académie des beaux-arts de Weimar avec reliefs et peinture murale de Oskar Schlemmer (reconstitution).
Vue de l’escalier de l’Académie des beaux-arts de Weimar avec reliefs et peinture murale de Oskar Schlemmer (reconstitution).

L’année 1925 fut l’une des plus productives de Schlemmer. Une série de « toiles de galerie » virent le jour. C’est ainsi que Schlemmer désignait des œuvres qu’en grand partie étaient vendues directement aux musées. C’est la preuve du haut rang artistique de Schlemmer. Dans les deux versions de Quatre figures dans une pièce, les figures soigneusement échelonnées créent un espace artificiel d’harmonie universelle et témoignent de la connaissance qu’avait Schlemmer de l’œuvre de Piet Mondrian.

Oskar Schlemmer, Quatre figures dans une pièce I, 1925 ; Quatre figures dans une pièce II, 1925. Basel, Kunstmuseum.
Quatre figures dans une pièce I, 1925 ; Quatre figures dans une pièce II, 1925. Basel, Kunstmuseum.
Oskar Schlemmer, Salle de repos, 1925, Stuttgart, Staatsgalerie.
Salle de repos, 1925, Stuttgart, Staatsgalerie.

Les personnages de Schlemmer étaient des représentants d’un type noble, apparaissant généralement en groupe, faisant partie d’une communauté, mais solitaires, pensifs, fiers et introspectifs. Cet homme merveilleux et complexe, plus tard diffamé par les nazis comme un « bolchevik culturel », a maintenu vivant l’héritage des grands maîtres de la perspective de la Renaissance. Impressionné par Seurat et par le cubisme, dont il n’adopte pas l’analyse des formes, Schlemmer réduit la figure humaine à ses éléments géométriques de base et la met en relation avec l’espace qui l’entoure.

Oskar Schlemmer, Intérieur avec six figures, 1928, Winterthur, Kunstmuseum.
Intérieur avec six figures, 1928, Winterthur, Kunstmuseum.
Oskar Schlemmer, Femme de dos avec tresse, 1928 ; Rencontre idéaliste, 1928, Collection privée.
Femme de dos avec tresse, 1928 ; Rencontre idéaliste, 1928, Collection privée.
Oskar Schlemmer, Entre les colonnes, 1928, Stuttgart, Kunstmuseum ; Les jeunes a table, 1928, Collection privée.
Entre les colonnes, 1928, Stuttgart, Kunstmuseum ; Les jeunes a table, 1928, Collection privée.

Le cycle Folkwang

Sur le plan stylistique, à partir de 1926, ses peintures changent et reçoivent une tension particulière grâce à des forts contrastes entre la figure et l’arrière-plan, ainsi qu’a de forts effets d’ombre et de lumière. Le travail intensif sur le Cycle Folkwang, caractérisé par l’étude minutieuse des figures, est sans doute ce qui causa ce nouveau style. Pour la rotonde centrale du nouveau bâtiment du Musée Folkwang à Essen, inauguré en 1929, Schlemmer conçut une frise murale en plusieurs parties qui encadrait une fontaine avec cinq figures de garçons conçues par George Mine (1866-1941). Le thème donné par le directeur du musée Ernst Gosebruck était le « mouvement des jeunes hommes de notre temps (sport et jeu) » et correspondait à l’enthousiasme sportif des années 1920. Les premières esquisses de Schlemmer véhiculaient beaucoup de force et furent caractérisées de « proches des grecs ». Mais Gosebruck n’était tout à fait d’accord qu’avec les représentations révisées, qui furent solennellement dévoilées en 1931. L’image la plus touchante de ce cycle est peut-être la Tombé avec colonne – une anticipation vraiment troublante des événements historiques.

Oskar Schlemmer, Cycle Folkwang : Quatre figures et cubo (tableau d’échantillons), 1928, Stuttgart, Staatsgalerie ; Rouge l’un contre l’autre, version I, 1928, Hagen, Osthaus Museum ; Tombé avec colonne, 1929, Stuttgart, Staatsgalerie.
Cycle Folkwang : Quatre figures et cubo (tableau d’échantillons), 1928, Stuttgart, Staatsgalerie ; Rouge l’un contre l’autre, version I, 1928, Hagen, Osthaus Museum ; Tombé avec colonne, 1929, Stuttgart, Staatsgalerie.

L’œuvre L’Escalier du Bauhaus fut la réaction immédiate de Schlemmer à la nouvelle de la fermeture de Bauhaus de Dessau sous la pression des national-socialistes. L’escalier central enjambe tout l’espace pictural e intègre le spectateur dans le mouvement ascendant des figures représentées. L’idéalité typique de la représentation des figures de Schlemmer dans l’espace donne à l’œuvre son effet intemporel.

Oskar Schlemmer, Escalier du Bauhaus, 1932, et dessin, New York, Metropolitan Museum of Art
Escalier du Bauhaus, 1932, et dessin, New York, Metropolitan Museum of Art.

L’étape à Breslau

En juin 1929, Schlemmer avait été nommé à l’Académie d’État des beaux-arts et des arts appliqués dirigée par Oskar Moll à Breslau. À Dessau, beaucoup de ses collègues y furent bientôt diffamés comme artistes dégénérés (voir Art dégénéré). Le travail scénique de Schlemmer à Dessau fut critiqué comme « inactuel et formaliste », ce qui explique pourquoi Schlemmer vécut le déménagement à Breslau comme libérateur. Ce fut une phase extraordinairement productive au cours de laquelle no seulement dirigea la classe d’art scénique, mais planifia également une série de décors de scène (notamment pour Schömberg à l’opéra Kroll de Berlin) et des grands projets de décoration murales. En avril 1932, l’Académie de Breslau fut irrévocablement fermée en raison des mesures d’austérité imposées par la crise économique mondiale. Schlemmer réussit à obtenir un poste d’enseignant à Berlin où il déménagea avec sa femme Tu et les enfants.

Oskar Schlemmer, École de femmes, 1930, Kulturhistorisches Museum Rostock.
École de femmes, 1930, Kulturhistorisches Museum Rostock.

Schlemmer continua toujours à évoluer dans sa façon de peindre en forme des espaces de perspective caractérisés par des figures échelonnées. Les motifs sportifs sont remarquables, auxquels s’ajoute une impression de sculpture classique et d’idéalité qui est associé.

Oskar Schlemmer, Course à Pied, 1930, Hartford, Wadsworth Atheneum Museum ; Femme et venir, 1925, Collection privée.
Course à Pied, 1930, Hartford, Wadsworth Atheneum Museum ; Femme et venir, 1925, Collection privée.
Oskar Schlemmer, Centre rouge, 1931, Collection privée.
Centre rouge, 1931, Collection privée.

Schlemmer : les années difficiles

L’abolition de la démocratie parlementaire de la République de Weimar en 1933 et l’instauration d’une dictature, eut de graves conséquences pour les artistes de l’époque moderne en Allemagne. Ils furent exposés à une diffamation croissante et à des interdictions d’exercer, encouragés et coordonnées par la Chambre de la culture du Reich. Bien que Schlemmer ait encore pu vendre son tableau mondialement connu L’Escalier du Bauhaus au Museum of Modern Art de New York, fut demis de ses fonctions d’enseignant à Berlin en mai 1933 et ses œuvres furent retirées des collections allemandes et confisquées. L’exposition de propagande national-socialiste Art dégénéré de 1937 dans laquelle des œuvres d’Oskar Schlemmer étaient également présentées, eut un effet dévastateur. L’interdiction d’exposer priva Schlemmer de son gagne-pain. Dans une lettre de 1937, Schlemmer décrit son état d’esprit : « Pour la première fois des histoires politiques m’attaquent aux reins. Si les choses continuent ainsi, et cela semble continuer, je ne pourrai et ne voudrai plus vivre en Allemagne ». Bien que des expositions de ses œuvres à l’étranger lui donnèrent de faibles loueurs d’espoir (une rétrospective à New York en 1938 et à Londres en 1939), Schlemmer fut bientôt contraint d’accepter des commandes pour une entreprise de peinture à Stuttgart. Même après le début de la Seconde Guerre mondiale, il continua à travailler comme artisan-peindre et à produire des peintures de camouflage pour l’armée et l’industrie. En 1940, les premiers signes d’une maladie cardiaque apparurent. Cela ne l’empêcha pas d’occuper un poste à Wuppertal.

Oskar Schlemmer, Trois têtes devant la fenêtre, 1935, Collection privée.
Trois têtes devant la fenêtre, 1935, Collection privée.
Oskar Schlemmer, Camouflage d’une chaudière, 1942 ; Julius Bisher peint, 1936, Düsseldorf, Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen.
Camouflage d’une chaudière, 1942 ; Julius Bisher peint, 1936, Düsseldorf, Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen.
Oskar Schlemmer. L’Heure de lecture, 1936, Hanovre, Sprengel Museum.
L’Heure de lecture, 1936, Hanovre, Sprengel Museum.
Oskar Schlemmer. Tête avec front éclairé, 1936 ; Tête large de profil et petite tête, 1935-37, Collection privée.
Tête avec front éclairé, 1936 ; Tête large de profil et petite tête, 1935-37, Collection privée.

À Wuppertal, Schlemmer mit en place un laboratoire d’essais techniques de vernis pour l’usine de vernis Dr. Herberts. De nombreux collègues artistes qualifiées de dégénérés y trouvèrent un moyen de subsistance pendant la guerre. Outre leurs recherches sur l’histoire de l’art du vernis, ils développèrent des applications artistiques du vernis qui sont encore pertinentes aujourd’hui et anticipèrent des éléments de l’Informalisme.


Bibliographie

Contzen, Ina. Oskar Schlemmer. Cat. Exp. Sttutgart, Staatsgalerie, 2014
Mextorf, Olaf. Oskar Schlemmer. Édition Place des Victoires, 2019
Collectif. Oskar Schlemmer. L’homme et la figure d’art. Centre National de la danse. 2002
Flocon, Albert. Scenographies au Bauhaus. Klincksieck, 2013