Le réalisme socialiste dans l’Europe d’après 1945

Le réalisme socialiste en France.

Au cours des années 40 et 50, et plus particulièrement dans l’immédiat après-guerre, le réalisme devient un enjeu principalement européen. Si le réalisme socialiste poursuivit son évolution dans l’Union Soviétique, il se ferma cependant totalement au monde extérieur, du moins jusqu’à la mort de Staline en 1953 ; au milieu des années 60, le peintre communiste André Fougeron (1913-1998), qui séjournait en Union soviétique à l’occasion d’une exposition, eut la surprise de découvrir l’étendue de l’ignorance des peintres de ce pays envers le modernisme du XXe siècle : « Un tableau comme Civilisation Atlantique, dans la forme que je lui ai donnée, est impensable en Union Soviétique. Ce qui n’infirme nullement qu’il ne soit pas juste de le faire tel qu’il est, à Paris, en 1953. » Par ailleurs, le réalisme social aux États-Unis avait perdu son hégémonie au cours des années 40 et fut éclipsé, en pratique, par l’émergence de l’expressionnisme abstrait. En France, en Grande-Bretagne et en Italie, le réalisme, qui rivalisait toujours avec d’autres formes artistiques, ne prit que partiellement un tour directement politique. Certains artistes occidentaux, notamment Picasso et Léger, qui adhérèrent au parti communiste français, furent enrôlés à partir de 1947 dans la politique culturelle de la guerre froide.

Civilisation atlantique, 1953, André Fougeron, Londres, Tate Modern.
Civilisation atlantique, 1953, André Fougeron, Londres, Tate Modern.

L’influence de la Seconde Guerre mondiale, d’ailleurs la plus importante, fut celle qui résulta de son violent impact sur les populations civiles, traumatisées par les bombardements, les privations, l’Occupation et, surtout, les camps de concentration. Francis Gruber (1912-1948), qui peignit en 1942 un célèbre paysage de défaite, son Hommage à Callot, et dont les tableaux évoquent en général l’isolement, devint après la Libération membre du Parti. La tableau Job rappelle le moment où, comme tant d’autres, il choisit de rallier le PCF (Parti Communiste Français). Il nous montre un homme vieillissant, nu, dans un décor urbain et misérable. Les planches vertes de la palissade défoncée font écho au découragement de l’homme, dont le corps est anguleux et décharné. Gruber représente ici une soumission amère et résignée : celle d’un homme installé à l’angle d’une rue où il a trouvé refuge, et qui reflète son propre désespoir.

Job, 1944, Francis Gruber, Londres, Tate Modern.
Job, 1944, Francis Gruber, Londres, Tate Modern.
Hommage à Jacques Callot, 1942, Francis Gruber, Nancy, musée des Beaux-Arts.
Hommage à Jacques Callot, 1942, Francis Gruber, Nancy, musée des Beaux-Arts.

André Fougeron

André Fougeron (Paris 1913 – Amboise 1998), fut l’un des peintres qui se conformèrent le plus étroitement à la ligne du Parti. Respecté en tant qu’ancien résistant et pour le courage dont il avait fait preuve en exposant en 1943 un tableau qui critiquait explicitement la propagande de Vichy, il reçut un prix qui lui permit de faire un voyage en Italie l’année suivante. On observe une différence significative entre le tableau qu’il exposa à son retour, Femmes d’Italie, qui fut bien accueilli, et Parisiennes au marché, qui suscita des réactions mitigées au Salon d’Automne de 1948. Alors que le premier ressemblait à un Picasso, et était plus ou moins dans l’esprit des toiles de son ami Renato Guttuso (1911-1987), le second était d’un réalisme affirmé – les personnages étaient traités de façon résolument frontale et dans un puissant contraste tonal évoquant la peinture de genre du XVIIe siècle et le style du Caravage. Fougeron avait conçu cette scène prolétarienne intentionnellement agressive en réponse à la nouvelle ligne du Parti, telle que Laurent Casanova l’avait définie lors du Congrès du PCF – ce dernier avait rendu visite au peintre dans son atelier alors qu’il exécutait son tableau.

Parisiennes au marché, 1948, André Fougeron, Saint-Étienne, Musée d’art moderne.
Parisiennes au marché, 1948, André Fougeron, Saint-Étienne, Musée d’art moderne.
Les Coings ou La Cuisinière endormie, 1947, André Fougeron, Collection privée.
Les Coings ou La Cuisinière endormie, 1947, André Fougeron, Collection privée.

À partir de 1948, année où fut présenté Parisiennes au marché, le Salon d’Automne eut régulièrement une section consacrée aux réalistes sociaux, dont les plus célèbres étaient Fougeron et Boris Taslitzky. La peinture de Fougeron représentait une sorte de manifeste et contribua à raviver la querelle du réalisme. Les Juges, peint trois ans plus tard, est plus résolument conflictuel encore. Ce tableau, qui appartient à une série d’œuvres que Fougeron créa après avoir visité, sur l’invitation d’un syndicat, les régions minières du nord de la France, présente les personnages aussi du façon frontale, et reprend des méthodes des expressionnistes allemands comme Otto Dix et George Grosz. À la fois polémique et critique, cette œuvre opère un renversement des rôles : les victimes du pouvoir forment un tribunal aligné face au public. Une trieuse et trois mineurs exhibent leurs blessures tandis qu’au premier plan est représentée une orpheline. L’attitude accusatrice des Juges de Fougeron est une méditation sur l’art aussi bien que sur la politique, et la dureté du regard de ces personnages est également conçue comme une critique du « formalisme ». Fougeron devait déclarer plus tard que pour lui, chaque tableau était soit une simple décoration, soit un témoignage.

Les Juges, le pays des mines, 1950, André Fougeron, Paris, Centre Pompidou.
Les Juges, le pays des mines, 1950, André Fougeron, Paris, Centre Pompidou.

Les Juges de Fougeron pourrait tout aussi bien servir d’affiche ; de fait, Fougeron avait déjà réalisé dans ce style une toile, Hommage à André Houillier (1949), dédiée à la mémoire d’un homme battu à mort par la police alors qu’il collait des affiches contre la guerre que lui même avait dessinées. Les brutalités policières et la censure reflétaient les tensions politiques de l’époque. Un quotidien publia un jour les résultats d’une enquête dont la question était : « Que feriez-vous en cas d’une invasion par les Rouges ? »

Il faut sauver la paix. Affiche d’André Fougeron, 1948, The Bridgeman Art Library.
Il faut sauver la paix. Affiche d’André Fougeron, 1948, The Bridgeman Art Library.

Renato Guttuso et le réalisme en Italie

Seuls les artistes communistes d’Occident purent franchir aisément la ligne de partage qui dominait la politique de l’après-guerre. Renato Guttuso (Bagheria, Italie 1911 – Rome 1987) fut l’une des personnalités les plus importantes à cet égard. Il adhéra au Parti Communiste Italien en 1940, après avoir été associé à des groupes d’artistes et d’intellectuels antifascistes à la fin des années 30. Il devint membre du Comité central en 1951. Après la guerre il était, sur la scène internationale, le plus connu des jeunes peintres communistes, et il exposa dans les pays du bloc soviétique tout comme à Londres et à New York. Avec l’Eruption de l’Etna, Guttuso se présenta comme un peintre d’œuvres monumentales. Comme Guernica de Picasso, dont il s’inspire, ce tableau représente une scène d’exode réprimé. Guttuso était Sicilien, même s’il n’était pas originaire d’une communauté rurale semblable à celle qu’il représente dans son tableau ; celui-ci se nourrit autant de sa propre expérience que de la tradition littéraire sicilienne – le romancier Sicilien Leonardo Sciascia, était un défenseur de son travail. Dans ce tableau comme ailleurs, Guttuso évoque, de même que son ami Pier Paolo Pasolini dans certains de ses films o bien le peintre et romancier Carlo Levi, l’essence même de la vie paysanne et ouvrière. L’éruption volcanique de l’Etna communique de manière impressionnante sa violence aux individus et aux animaux qui semblent tiraillés entre plusieurs directions. Le tableau fut peint et présenté au public sous Mussolini, fait secrètement allusion au Guernica de Picasso, comme en témoignent le cheval au centre et la tête de taureau à gauche. La chaise renversée, rustique, fait penser à Van Gogh.

L’Éruption de l’Etna, 1938-1939, Renato Guttuso, Rome, Galleria Nazionale d’Arte Moderna.
L’Éruption de l’Etna, 1938-1939, Renato Guttuso, Rome, Galleria Nazionale d’Arte Moderna.

La peinture de Guttuso traite entièrement des passions et des désirs qui donnent souffle à la vie. Ses natures mortes rugueuses, hérissées de pointes et encombrées d’objets, où abondent paniers, cages, outils et instruments – autant d’objets manipulables -, représentent un profond engagement vers le monde matériel. Guttuso défend une politique hédoniste, ou une politique de l’hédonisme. Des tableaux comme l’exubérante scène de La Plage où il parvient à rendre héroïque une scène de plaisir, ou la description minutieuse du marché de Palerme dans La Vucciria (1974) étant beaucoup plus caractéristiques de son œuvre.

La Vucciria, 1974, Renato Guttuso, Palerme, Palazzo Chiaramonte-Steri.
La Vucciria, 1974, Renato Guttuso, Palerme, Palazzo Chiaramonte-Steri.
La Plage, 1955-56, Renato Guttuso, Parme, Galleria Nazionale.
La Plage, 1955-56, Renato Guttuso, Parme, Galleria Nazionale.

Dans La Discussion, Guttuso où il se représente lui-même en orateur, s’est inspiré de son expérience personnelle d’homme politique. En associant le collage à une technique illusionniste, en comprimant l’espace pictural et en choisissant une toile de grandes dimensions, il cherche à retenir l’attention du spectateur de manière presque physique et met l’accent sur le réalisme des attitudes corporelles : la fumée exhalée par le nez, les mains avides, la tête enfouie dans les bras. Le journal nerveusement froissé par l’homme qui fume une cigarette symbolisant la passion politique. Le débat passionné qu’il représente fait penser aux scènes de groupe et de foule du cinéma néoréaliste italien.

La Discussion, 1959-1960, Renato Guttuso, Londres, Tate Modern.
La Discussion, 1959-1960, Renato Guttuso, Londres, Tate Modern.

Dans Boogie-Woogie (1953), Guttuso représente des adolescents en train de danser devant un Mondrian ; dans Caffè Greco (1976), un café situé au numéro 86 de la Via dei Condotti à Rome, De Chirico, D’Annunzio, Buffalo Bill et un touriste japonais boivent ensemble un café. Si l’utilisation du montage par Guttuso est de loin beaucoup plus intéressante que celle de Fougeron dans Civilisation atlantique de 1953 (voir plus haut), les deux peintres cherchent cependant à adapter au monde contemporain un réalisme politiquement conscient.

La Discussion, 1959-1960, Renato Guttuso, Londres, Tate Modern.
Boogie-Woogie, 1953, Renato Guttuso, Museo di arte contemporanea di Trento e Rovereto.
Caffè Greco, 1976, Renato Guttuso, Madrid, Museo Thyssen-Bornemizsa.
Caffè Greco, 1976, Renato Guttuso, Madrid, Museo Thyssen-Bornemizsa.

Au cours des années 60, l’œuvre de Guttuso fut présentée dans des expositions rétrospectives consacrées au Nouveau Réalisme et au Pop Art. Une remarque de Richard Solheim, qui fut l’un de ses premiers défenseurs en Angleterre, contribue à expliquer la pertinence de son travail dans le contexte des diverses tendances réalistes de l’après-guerre. Selon Solheim, ce que Guttuso avait appris du cubisme, c’était que « le réalisme d’un tableau peut être augmenté en accentuant la réalité de la peinture ».

Caffè Greco, 1976, Renato Guttuso, Madrid, Museo Thyssen-Bornemizsa.
Neighbourhood Rally, 1975, Renato Guttuso, Bologne, Galleria d’arte Maggiore.

Comme les muralistes mexicains, tout au long de sa vie, Guttuso est resté un socialiste convaincu, un eurocommuniste même lorsqu’il occupait le poste de sénateur à partir de 1976. Une certaine insécurité, provoquée par ses tentatives d’adaptation aux doctrines du réalisme socialiste, qu’il avait fondamentalement accepté, se reflète pendant de longues périodes dans l’incohérence de la qualité du travail de Guttuso.

L’occupation de la terre par les paysans siciliens, 1949-1950, Renato Guttuso, Dresde, Gemäldegalerie Neue Meister.
L’occupation de la terre par les paysans siciliens, 1949-1950, Renato Guttuso, Dresde, Gemäldegalerie Neue Meister.

La Kitchen Sink School, réalisme social à l’anglaise

Le réalisme a pris une place importante dans l’art britannique de l’après-guerre, lorsque s’est développée la peinture de la Kitchen Sink School (« École de l’évier »), terme à l’origine utilisé comme titre d’un article du critique David Sylvester dans le numéro de décembre 1954 de la revue Encounter. L’article traitait du travail des artistes réalistes connus sous le nom de Beaux Arts Quartet : John Bratby (1928-1992), Derrick Greaves (né en 1927), Edward Middleditch (1923-1987) et Jack Smith (1928-2011). Ce qui caractérisait le Beaux Arts Quartet, dont les quatre membres étaient diplômés du Royal College of Art de Londres, c’était l’austérité de leur interprétation des thèmes urbains et domestiques. Sylvester écrivait que l’œuvre de ces artistes « nous ramène de l’atelier à la cuisine » et « que ces cuisines étaient celles dans lesquelles des gens ordinaires cuisinaient des aliments ordinaires et vivaient sans aucun doute leur vie ordinaire ». Des expositions personnelles de leurs œuvres furent organisées au milieu des années 50 à la Beaux Arts Gallery de Londres. La célébration de la vie quotidienne par les peintres de la Kitchen Sink School est considérée comme appartenant à la catégorie du réalisme social. Le Beaux Arts Quartet atteint son apogée en 1956 lorsqu’il est sélectionné pour représenter la Grande-Bretagne à la Biennale de Venise. Le réalisme de la Kitchen Sink School deviendra le concept principal dans des expositions présentant les peintres associés à l’École de Londres.

Kitchen, 1965, John Bratby, Collection privée.
Kitchen, 1965, John Bratby, Collection privée.
Still Life with Chip Frier, 1956, John Bratby, Londres, Tate Modern.
Still Life with Chip Frier, 1956, John Bratby, Londres, Tate Modern.
Jean on a Step - Ladder in the Kitchen, 1956, John Bratby, Yale, Centre d’art britannique.
Jean on a Step – Ladder in the Kitchen, 1956, John Bratby, Yale, Centre d’art britannique.
Mother Bathing Child, 1953, Jack Smith, Londres, Tate Modern.
Mother Bathing Child, 1953, Jack Smith, Londres, Tate Modern.

Dans son texte pour le catalogue de la Biennale de Venise, le critique J.P. Hodin a noté un « idéal esthétique de la classe moyenne » dans les peintures d’Edward Middleditch et a loué sa capacité à trouver « la beauté dans les fleurs sauvages, dans les roses et dans les arbres, les chiens endormis, les coqs de combat, et dans le modèle de la mer se brisant contre la côte » et que ces sujets étaient en contraste marqué avec le réalisme urbain de Bratby ou Greaves. Hodin n’a détecté aucune motivation politique dans aucun de leurs travaux. Au lieu de cela, il considérait leur renaissance du réalisme comme une lutte exclusivement artistique contre la domination de l’art abstrait.

Flowers, Chairs and Bedsprings, 1956, Edward Middleditch, Londres, Tate Modern.
Flowers, Chairs and Bedsprings, 1956, Edward Middleditch, Londres, Tate Modern.

Bibliographie

Prendeville, Brendan. La peinture réaliste au XXe siècle. L’Univers de l’Art, 2001
Collectif. Paris-Paris, Créations en France 1937-1957. Cat. Exp. Centre Pompidou, 1981
Collectif. Rouge. Art et utopie au pays des Soviets. Cat. Exp. Grand Palais, 2020
Collectif. Guttuso. Cat. Exp. Whitechapel Gallery, Londres, 1996
Robin, Regine. Le réalisme socialiste, une esthétique impossible. Payot, 1986