Le maniérisme dans les cours européennes
Né à Florence comme un style « frondeur », le maniérisme devient vers 1540 un art « officiel », chargé de donner du pouvoir absolu une image d’invulnérabilité impassible. Diffusé grâce aux voyages des artistes et à la circulation des modèles sous forme d’estampes, le phénomène stylistique du maniérisme acquiert une portée universelle jusqu’à devenir la « langue commune » de l’art de cour à la fin de la Renaissance. Dans plus d’un pays, on passe presque directement du gothique tardif ou gothique international au maniérisme. Dans une situation politique qui voit la création de grands États-nations, où sont absorbés les petits pouvoirs locaux, l’art tend à une « globalisation » européenne qui se traduit par la similitude de ses expressions. Le sac de Rome de 1527 a des conséquences considérables : les collaborateurs de Raphaël, qui continuaient après la mort du maître de former une école par leurs liens étroits, quittent la ville et se dispersent dans différentes cours d’Europe. En France, l’arrivée de Rosso Fiorentino, le Primatice et Niccolò dell’Abate, sur le chantier du château de Fontainebleau, sera l’origine de la floraison culturelle et artistique de l’école de Fontainebleau. En Espagne, l’Escurial est l’autre grand chantier artistique européen de la seconde moitié du XVIe siècle. La résidence de Philippe II attire les artistes italiens de la dernière époque du maniérisme comme Pellegrino Tibaldi ou Federico Zuccari. L’idéal aristocratique et la ferme organisation du pouvoir s’expriment en une forme figée, presque pétrifiée : les références ouvertes ou tacites aux modèles classiques (comme les statues antiques ou les œuvres de Raphaël) ne peuvent être comprises que des personnes ayant une connaissance fine et profonde de la culture figurative, et elles deviennent donc une sorte de langage chiffré, accessible exclusivement à ceux qui appartiennent à l’élite. Le dernier tiers du XVIe siècle voit donc l’internationalisation croissante du maniérisme, ce style cultivé, précieux et aristocratique, dont témoignent les voyages incessants des artistes dans toute l’Europe, avec l’étape obligée en Italie. Mais le véritable creuset se situe à Prague, où l’empereur Rodolphe II se fixa vers 1583 et demeura jusqu’à sa mort en 1612, rompant ainsi avec les habitudes impériales d’une cour itinérante.
Les luxueux recueils de modèles rehaussés de couleurs que l’architecte flamand fit paraître, fixèrent la norme du goût pour la société opulente des Pays-Bas et influèrent sur l’architecture de nord de l’Europe.
Des artistes italiens, Rosso et Primatice dans les années 1530, Serlio, Cellini et toujours Primatice dans les années 1540, introduisent la « maniera » italienne. Le château de Fontainebleau devient le centre d’une école italienne en France : les formes bellifontaines renouvellent la sculpture nationale et pénètrent l’ensemble des arts décoratifs, le vitrail, les émaux, la tapisserie par la gravure. Les poses serpentines des corps offerts à la vue correspondent au code formel italianisant bien assimilé par l’école de Fontainebleau.
Avec la liberté d’un génie à la fin de sa carrière le peintre espagnol, le Greco s’affranchit du modèle hellénistique pour réinventer complètement la scène. On reconnaît le cheval de bois, presque au centre de la composition, mais non pas à l’extérieur d’une Troie imaginaire, mais aux portes de Tolède, dont l’artiste donne une image resplendissante. La souplesse juvénile des deux fils de Laocoon donne prétexte à une sorte d’exhibition gymnique. Sur la droite du tableau apparaissent les silhouettes fuselées et presque évanescentes de deux jeunes gens nus, représentant Apollon et Venus, selon certains spécialistes.
La cour de Rodolphe II à Prague
Amateur d’art éclairé, collectionneur passionné, Rodolphe II attire à sa cour de nombreux artistes, les peintres Arcimboldo, Bartholomeus Spranger, Hans von Aachen, Joseph Heinz, le paysagiste Roelandt Savery, le miniaturiste Joris Hoefnagel, spécialisé dans les représentations botaniques et zoologiques, le sculpteur Adriaen de Vries et bien d’autres, orfèvres, armuriers, mais aussi hommes de sciences comme Kleper. Les artistes se transforment aussi, à l’occasion de ses voyages, en commissionnaires d’œuvres d’art pour l’empereur dont le Wunderkammer (cabinet de curiosités) s’accroît inlassablement des chefs d’œuvre de l’art et de la nature, soigneusement catalogués selon une classification complexe. C’est d’ailleurs cette soif de savoir, prenant souvent des allures élitistes, voir hermétistes, conjuguée à l’érotisme très intellectualisé de nombreuses œuvres d’art, qui caractérise tout particulièrement ce moment clé de la conscience artistique européenne, lequel représente aussi un fragile moment d’équilibre interconfessionnel avant les orages de la guerre de Trente Ans.
Cette vue de Prague en marqueterie de pierres dures, était une technique florentine très prisée des collectionneurs. Prague devenue la capitale du Saint Empire romain germanique par la volonté de Rodolphe II, est l’un des pôles du maniérisme. Le château du Hradcany abrite l’une des plus extraordinaires collections d’œuvres d’art d’Europe.
L’empereur Rodolphe II de Habsbourg est représenté en Vertumne, dieu mythologique symbole des inépuisables transformations de la nature, que l’agriculture rend possible. Dans ses portraits burlesques Giuseppe Arcimboldo s’exprime par métaphores naturalistes : fronts rugueux comme de melons, joues gonflées et rubicondes comme de pêches mures, paupières comme des fèves, barbes hirsutes comme des bogues de châtaigne. Ce portrait de Rodolphe II était à l’origine au centre d’une série de toiles comprenant les figures symboliques des saisons et des éléments, et il constituait donc l’achèvement et le couronnement même des allégories élaborées par Arcimboldo pour l’empereur.
Selon une iconographie politico-morale, ce tableau peut faire allusion au sage et vertueux pouvoir de l’empereur Rodolphe II.
Avec ce sculpteur d’une grande virtuosité et culture, l’art du bronze monumentale atteint dans la Prague de Rodolphe II les côtes les plus hautes du raffinement, chapitre final du maniérisme international. Disciple de Giambologna à Florence, de Vries travailla à Turin, à Augsbourg et surtout à la cour de Prague. Il retint de Giambologna la précision du modelé et une prédilection pour le mouvement élégant de la figure, souvent composée d’après le principe de la « ligne serpentine ». Il donna à l’école de la cour de Prague sa marque inimitable, en composant des figures d’une structure très allongée avec de petites têtes ovales et des reliefs remarquables par l’harmonie du mouvement.
La figura serpentinata
Marque stylistique du maniérisme, la figure serpentinata anime, met mouvement et donne grâce à la composition. Elle porte à son paroxysme et finit par détruire le noble balancement du contrapposto (un des valeurs les plus sacrés de la renaissance classique) : la dynamique, la fluidité de la ligne en mouvement l’emportent sur la cohérence anatomique. Là encore, l’exemple de Michel-Ange fut décisif. Dans son traité de l’art, Giovan Paolo Lomazzo rapporte: On dit que Michel-Ange donna ce conseil à Marco da Sienna, un peintre qui était son élève : « il devait faire toujours la figure pyramidale, (serpentinata) et multipliée par un, deux ou trois. Il me semble que c’est en ce précepte que consiste tout le secret de la peinture. Car la plus grande grâce et la plus grande beauté que puise avoir une figure, c’est d’avoir l’art de bouger, ce que les peintres appellent fougue de la figure. Et pour représenter ce mouvement, il n’y a pas de forme plus adaptée que celle de « la flamme de feu ». La flamme ondulante et entortillée de la serpentina réalise la synthèse spatiale, coordonnée et dynamique d’une série d’oppositions ; c’est un oxymoron visuel, multiplié par deux et par trois. Il emprisonne le mouvement et l’exprime dans l’inertie du marbre et de la toile comme dans le Génie de la Victoire de Michel-Ange. La figure serpentine aura suscité une pluie de positions acrobatiques, de raccourcis, d’envols, dont Perino del Vaga ou Pellegrino Tibaldi furent les experts en Italie et Goltzius ou Cornelisz van Haarlem, les interprètes enthousiastes en Europe.
Dans le groupe sculpté par Michel-Ange, le jeune Génie, glabre et lisse, déploie dans toutes les directions de l’espace ses énergies libérées, tandis qu’à ses pieds la masse lourde, rude et compressée du vaincu, barbu et gisant, sert de contrepoids. La spirale enveloppante de la figure serpentine est la grille structurale sur laquelle prennent naissance d’innombrables autres oppositions ; L’Andromède de Cellini contorsionnée sur son rocher, est un exemple de la désarticulation dynamique du corps propre au maniérisme.
Pour sa part, Giambologna, avec un trait maniériste typique, ne fait que revenir sur le théorème imposé et résolu par Michel-Ange, en se donnant pour programme de multiplier les facteurs du jeu. Giambologna fait cohabiter, dans les trois dimensions, une figure serpentine multipliée par trois, de sorte qu’elle soit lisible et perceptible pratiquement de chaque point d’observation. Il s’en ajoute une supplémentaire, qui est également une « opposition » : celle qui a son origine dans la représentation de trois masses plastiques aux caractéristiques très différentes, comme le corps d’une jeune fille, celui d’un jeune homme et celui d’un « vieux ». Cela implique le sculpteur sur le plan du rendu anatomique, du matériau et, donc, de la lumière.
La « figura serpentinata » et les maniéristes de Haarlem
En passant du domaine de la sculpture à celui de la peinture, le contrepoint plastique des formes finit souvent par s’étendre à l’orchestration des contrastes chromatiques et luministes. Le phénomène est particulièrement évident dans les œuvres de ceux que l’on appelle les Maniéristes de Haarlem et chez les peintres du cercle de Rodolphe II, actifs à Vienne et à Prague, qui prolongent l’époque dont le signe formel est la figure serpentine jusqu’au seuil du nouveau siècle et au-delà. Dans les galants et bucoliques Banquet des dieux de peintres tels que Cornelis van Haarlem, Joachim Wtewael ou Abraham Bloemaert, les contorsions anatomiques trouvent un écho dans un jeu de contrastes parfois si explicite et si répétitif qu’il en devient mécanique. Les corps bruns et musclés des dieux et des demi-dieux s’entrecroisent avec ceux, diaphanes, souples et flexibles des divinités féminines ; la blancheur des femmes est exaltée au contact de la peu sombre des serviteurs noirs et elle rivalise avec l’éclat artificiel des perles et des bijoux.
Ce peintre hollandais originaire d’Utrecht, séjourna en Italie de 1586 à 1596, en contact avec des peintres vénitiens et le milieu des maniéristes florentins. Il passa ensuite deux ans en France, et s’établit à Utrecht où il acquit une certaine notoriété comme portraitiste et comme auteur de petites scènes précieuses au sujet biblique et mythologique destinées aux cabinets de collectionneurs raffinés. Le sujet de ce tableau est pris des « Métamorphoses » d’Ovide.
Ce peintre hollandais fonda à Haarlem, avec Karel van Mander et Hendrick Goltzius, une académie italianisante. Admirateur de B. Spranger, il en interpréta les différents styles avec une grande originalité, se différenciant essentiellement par l’empâtement plus doux et plus fondu des couleurs. Ce fut, plus tard, un peintre classicisant et sensible à l’influence de Rubens.
Autour de Bartholomeus Spranger, peintre de Rudolphe II
Bartholomeus Spranger (Anvers 1546 – Prague 1611) peintre et graveur flamand, séjourna en 1565 à Paris et Milan, où il entra en contact avec le maniérisme lombard et avec celui de Fontainebleau. En 1565, il séjourna à Parme, où il collabora avec B. Gatti pour la décoration de l’église de la Madonna della Steccata et étudia l’œuvre de Corrège et du Parmesan. À Rome, il travailla pour les Farnèse à Caprarola (1569-70), en relation étroite avec le milieu maniériste romain. Il travailla ensuite à la cour de Vienne (1575-80) et à Prague (1581-1611), qui devint avec lui un des centres les plus féconds du maniérisme international. Le passage de Spranger de Vienne à Prague (1581), comme peintre de cour de Rodolphe II, œuvre un spectaculaire chapitre de « tours de force » maniéristes, désormais devenus le domaine réservé des artistes du nord de l’Europe. Répondant aux goûts de son royal mécène pour les thèmes mythologiques d’inspiration érotique, Spranger peint des « fables » d’une sensualité ardente. Les nudités des divinités ne dissimulent pas la ligne ondoyante inspirée du Parmesan, donnant lieu à des solutions téméraires que plongent leurs racines dans les anciennes gravures de Caraglio, du Rosso, de Perino del Vaga. Grâce à Van Malder, de passage à Prague, les dessins de Spranger arrivent à Haarlem, chez Hendrik Goltzius. Celui-ci les grave et leur assure une diffusion qui sera déterminante pour les peintres alors actifs à Haarlem, Amsterdam et Utrecht, ces vivants foyers des Pays-Bas septentrionaux. Sa référence figurative sont les gravures des Amours des dieux de Rosso et de Perino del Vaga et les Modi de Jules Romain. Mais sous la patine des « poses » érotiques, on voit aussi effleurer des significations hermétiques et des allusions inédites, en hommage à d’autres curiosités non moins vives de l’empereur Rodolphe II : métamorphoses mythologiques comme transmutations alchimiques, personnages de l’Olympe comme symboles astrologiques, « unions des contraires » comme « noces mystiques » favorisées par l’alambic et par l' »athanor ». Rarement l’ésotérisme, comme prétexte iconologique, se sépare chez Spranger de l’érotisme. Parmi les exemples les plus pointus, il faut rappeler les deux petits pendants peints sur cuivre pour Rodolphe II, qui présentent dans leurs sujets mêmes un premier « contraste » réciproque : l’amour fécond de Vulcain pour Maia et l’amour stérile d’Hercule et d’Omphale.
Après des périples européens, Spranger se fixa à Prague où il fut nommé peintre de cour par Rodolphe II. Il y réalise principalement des allégories et des compositions mythologiques typiques de sa manière. De ces nus aux attitudes précieuses, modelés par une lumière froide, se dégage un érotisme raffiné, à la fois sensuel et très intellectualisé, dont la signification profonde, souvent très élaborée, nous échappe parfois.
Cette gravure fait partie de la série des « Quatre Disgraciés » – Tantale, Ixion, Icare et Phaéton, précipités du ciel pour avoir voulu égaler les dieux. Faire de chaque œuvre un exploit qui prouvera la « virtù » de l’artiste, son audace, son ingéniosité, c’est l’ambition des maniéristes. Dans cette série, Cornelisz van Haarlem déploie une série virtuose de figures vues de bas en haut : le même corps désarticulé en chute libre, vu de points de vue différents. La vigueur sculpturale des corps, le contraste des lumières et des ombres montrent l’aptitude de la gravure à rivaliser avec la sculpture. Devenu presque une obsession et une devise chez les Maniéristes « nordiques », pour exhiber un tour de force qui exprimait la quintessence de la virtuosité dans le domaine anatomique.
Peintre et architecte suisse, Joseph Heinz, dit H. l’Ancien (Bâle 1564 – Prague 1609), fut formé sous l’influence d’Holbein le Jeune, il s’installe en 1584 à Rome, où il fut initié au goût maniériste. Nommé peintre de cour à Prague, il peignit de préférence des sujets profanes, élégants et précieux, au contenu légèrement érotique. Avec Elias Holl, il réalisa des décorations architecturales à Augsbourg et dans d’autres villes allemandes. Très lié à Spranger et à Hans von Aachen, son art présente les mêmes caractéristiques. Cette composition ondoyante, sensuelle même, dont le tragique est pratiquement banni, et où les figures adoptent des attitudes gracieuses, est tributaire des influences italiennes.
Né dans une famille originaire de la ville d’Aix-la-Chapelle (Aachen), d’où son nom, A partir de 1574, Von Haachen voyage en Italie, à Florence où il peint divers portraits, à Rome puis à Venise auprès du Caravage et du Tintoret. Il retourne en Allemagne vers 1588, où il acquiert une bonne réputation de portraitiste auprès des marchands de Cologne, de la maison ducale de Munich et de la famille du banquier Fugger à Augsbourg. En 1592, il fait à Prague le portrait de l’empereur Rodolphe II et devient peintre de la cour. Aachen a plusieurs fois abordé des thèmes mythologiques et allégoriques en représentant des nus féminins comme dans » Bacchus, Cérès et Cupidon » au Kunsthistorisches Museum de Vienne. Les nus en poses élégantes, modelés avec désinvolture, dégagent un fort caractère érotique, caractéristique du goût de l’empereur Rodolphe.