Venise à la fin du XVe siècle.
Vittore Carpaccio naquit vers 1465 et reçut sa formation artistique au cours des dix dernières années du siècle. À cette époque Venise s’apprête à conquérir le titre de la ville la plus triomphante et la mieux gouvernée de l’Occident, comme nous en informe dans ses Mémoires Philippe de Commynes, voyageur attentif et fort crédible, émerveillé par cette ville dans laquelle il avait été envoyé en 1495 pour assurer la préparation diplomatique de l’expédition de Charles VIII. La République de Saint Marc, joue encore un rôle prépondérant en Méditerranée grâce à sa flotte. Le long du Grand Canal, marchés et fondachi étrangers prospèrent, et la ville prend son aspect définitif.
Les jeunes patriciens ne se contentent pas de fréquenter l’antique université de Padoue, mais ils suivent également les cours de l’École de logique et de philosophie naturelle ouverte au Rialto et d’une autre école d’orientation humaniste, florissante depuis le milieu du XVe siècle près de Saint Marc. À la fin du siècle, l’on publie à Venise des ouvrages modernes tant par la perfection de leur impression que par la variété des sujets de culture ancienne et contemporaine dont ils traitent, et ce surtout grâce à Aldo Manuzio, qui ouvre son imprimerie en 1489 à Venise et publie des volumes prestigieux. Le renouveau de la vie culturelle bouleversa profondément tous les domaines artistiques à Venise. Les précieuses constructions en marbre de Pietro Lombardo, les édifices nouveaux et anciens, les églises, les scuole et les palais s’enrichissent de sculptures, d’objets précieux, de fresques et de peintures typiques du début de la Renaissance.
La précision avec laquelle les différents lieux son représentés, nous restituent ce qui était la vie de tous les jours, les gondoles privées et celles qui servaient de bac d’une rive à l’autre sillonnent l’eau couleur d’ardoise du Grand Canal ; les notables et les élégants membres des Compagnies de la Calza conversent en groupes nourris sous les arcades du Patriarche de Grado ; la procession passe lentement sur le pont, et dans la foule l’on distingue des orientaux, en visite d’affaires à Venise.
Cette exploration de la réalité devient une peinture extrêmement fidèle, en raison de la lumière qui confère aux formes leur aspect le plus véridique, aux couleurs leurs nuances les plus exactes. Le pont du Rialto est représenté tel qu’il était avant de s’écrouler en 1524. Au-delà de la construction de bois, l’on entrevoit sur la gauche la galerie qui constituait un point de rencontre pour les clients du marché du Rialto, marché qui comptait parmi les plus riches du monde occidental.
La composition tout entière est axée sur les diagonales créées par cette construction majestueuse, qui semble rivaliser avec les édifices de Codussi de la même époque.
La magie enchantée des différents plans dégradés par la lumière en une géométrie parfaite est complétée par la richesse dense de la couleur, qui dans la lumière pâlie d’une fin de matinée de printemps confère des tons uniques aux splendides vêtements et aux fastueux couvre-chefs.
Le gothique international vient de jeter ses derniers feux et, tandis que dure encore l’interprétation « douce » de la Renaissance selon Jacopo Bellini et Antonio Vivarini, la scène artistique est dominée par de fervents admirateurs de Donatello et des autres artistes toscans, Paolo Uccello, Filippo Lippi, Andrea del Castagno, actifs à Padoue et à Venise. Tandis que Gentile Bellini produit des récits de célébrations sacrés et profanes, dans un style encore pétri de réminiscences du Moyen Age, c’est Giovanni Bellini qui sera le premier grand maître de la peinture à Venise et qui, à travers une harmonie d’espaces et de lumières, affirmera pleinement une nouvelle vision de l’homme et du monde. À ses côtés, on trouve d’autres artistes intéressés par des compositions architecturales, par un dessin précis, une plasticité des formes modelées par la lumière, des couleurs émaillées inspirées par les œuvres réalisées par Antonello da Messina au cours de son séjour vénitien. Et c’est dans le climat artistique de cette capitale, passionnant et varié, ouvert à l’inspiration de la peinture flamande et des gravures nordiques, vite et facilement diffusées, qu’aura lieu l’éducation artistique de Vittore Carpaccio.
Les Épisodes de la vie de sainte Ursule et les œuvres contemporaines
Le 16 novembre 1488, la Confrérie de Sainte Ursule prit la décision « de faire de toiles représentant l’histoire de Sainte Ursule ». Le développement du langage de Carpaccio est surprenant puisqu’en à peine plus de cinq ans (le cycle fut réalisé entre 1490 et 1496), il a abouti, avec un instinct figuratif très sûr, à des œuvres d’une telle poésie qu’elles pourraient disputer à Giovanni Bellini la primauté de la peinture à Venise entre le XVe et le XVIe siècle. Carpaccio connut et étudia les fresques que Tommaso da Modena réalisa entre 1355 et 1358 à Trévise. Il ne lui manqua pas non plus l’inspiration fournie par la traduction en langue vulgaire de la Légende Dorée (Legenda aurea en latin) de Jacopo da Voragine, traduction rédigée et imprimée à Venise en 1475. De cette pathétique histoire d’amour et de mort, Carpaccio a choisi de représenter les moments les plus joyeux, n’hésitant pas à trahir la tradition en changeant de sujets : l’arrivée des ambassadeurs du roi païen d’Angleterre à la cour du roi chrétien de Bretagne, pour demander à celui-ci la main de sa fille Ursule pour Erée, le fils de leur souverain ; les conditions qui pose Ursule pour accepter ce mariage ; les adieux et le départ en pèlerinage voulu par Ursule ; le songe au cours duquel la jeune fille reçoit l’annonce de son martyre prochain ; se rencontre avec le pape Cyriaque à Rome ; l’arrivée à Cologne, occupée par les Huns ; le massacre des pèlerins et les obsèques d’Ursule ; enfin, dans le retable, la gloire de la sainte qui domine une multitude de martyrs.
Tandis que les vaisseaux de la suite arrivent encore dans le lointain, à gauche le vaisseau dans lequel se trouvent Ursule et le pape Cyriaque a déjà jeté l’ancre, et ceux-ci se penchent pour interroger un batelier.
Dans cette scène, chacune des figures projette sa propre ombre, prouvant ainsi l’heure à laquelle a lieu cette rencontre historique, et, tel un brillant prisme de couleurs, elle s’offre à la lumière dans une atmosphère enchantée.
La mise en scène des représentations et leur disposition en perspective dans l’espace dénotent nombre de maladresses, mais l’on trouve déjà dans l’œuvre les caractéristiques du langage de Carpaccio : le rythme lent, suspendu comme par magie, du récit, dont le moment crucial est mis en relief ; les effets de lumière minutieusement observés jusque dans les plus petits détails ; l’extraordinaire vitalité des ombres colorées. Avec les années l’art de Vittore Carpaccio devient toujours plus abstrait et en même temps acquiert plus de réalisme, sublimé à travers des lignes de perspective latérales et profondes, des couleurs choisies avec soin, des détails rendus avec une grande vérité.
Toute la représentation rappelle la ville de la lagune. Les personnages placés au premier plan, groupés sur le côté gauche, se trouvent sur le renfort de bois de la rive et sur un embarcadère construit au-dessus d’une eau verdâtre, et leurs vêtements sont ceux qui étaient alors à la mode, différents en fonction de la condition sociale et de l’âge des personnages.
L’intérêt de Carpaccio pour les développements coloristes les plus récents est manifeste dans les trois « Ambassades », dans lesquelles la vocation de l’artiste pour les parfaites mises en scène d’épisodes théâtraux ou de cérémonies religieuses et civiles de son époque, est évidente. Dans l’Arrivée des ambassadeurs anglais à la cour du roi de Bretagne, la splendide architecture de la loggia ouvrant sur l’arrière-plan d’une ville de la lagune, et celle de la chambre privée, pleine d’intimité, marquent les différents moments de l’ambassade et de la rencontre d’Ursule avec son père Mauro.
Sous le vaste portique, en des attitudes désinvoltes et naturelles, indifférents à l’événement, les élégants jeunes membres de la Corporation de la Calza évoluent parmi les arcades en partie dans l’ombre qui fuient en une perspective rapide.
Avec cette scène Carpaccio nous ramène à la somptuosité d’une salle officielle. L’intérieur de la Chancellerie diplomatique est représenté en perspectives serrées, comme le vaste porche qui traverse l’escalier, au-dessus d’un arc grandiose ouvert sur la clarté du ciel. Les personnages dont les mouvements sont étudiés pour faire comprendre le mieux possible leur rang et leur rôle.
À la dignité royale de Mauro et de ses conseillers, fait pendant l’hommage obséquieux des ambassadeurs, de même qu’à l’attitude hautaine du secrétaire s’oppose à l’humble activité du scribe.
Sur ces étendues baignées de lumière et de couleurs, prennent place, dans un ordre préétabli et pourtant fort naturel, les acteurs et les spectateurs du récit courtois, vus avec un détachement impassible, tels des personnages actuels d’événements lointains. Vittore Carpaccio ne manque pas de représenter des personnages physiquement caractéristiques, des caractères et des états d’âme, comme en témoignent les nombreux portraits, à n’en pas douter ceux de nombreux membres de la Scuola et d’autres vénitiens de l’époque, comme les Loredan, généreux mécènes de la société de Sainte Ursule, et qui furent les premiers protecteurs de l’artiste. Le tableau Deux dames vénitiennes, postérieur à 1500, et qui eut tant de succès au XIXe siècle, en partie en raison du titre qui lui donne Ruskin, Les courtisanes. Carpaccio, en une nouvelle interprétation des couleurs, plus moelleuses, a représenté deux dames oisives, en poses abandonnées, qui cherchent un peu de fraîcheur au milieu de l’enceinte de marbre d’un jardin.
La plus âgée des dames joue avec deux chiens, tandis que l’autre s’appuie mollement à la balustrade et tient dans la main droite un mouchoir, peut-être un gage d’amour. Devant elle, entre un perroquet et un paon qui éveille l’intérêt de l’enfant, gisent les caractéristiques chaussures qui étaient celles des femmes de l’époque ; sur la plate-forme de la balustrade, le grenadier, à côté de la colombe de droite, est une allusion à l’amour et à la fertilité du mariage, et les armoiries sont celles de la famille vénitienne des Torella, à laquelle appartiennent probablement les deux femmes. Carpaccio a conféré une grande légèreté d’humeur à ces deux représentations féminines.
Le cycle de San Giorgio degli Schiavoni
En 1502, Vittore Carpaccio réalisa un second cycle de peinture, cette fois pour le siège d’une association « mineure », la Scuola dite des Schiavoni parce qu’elle comptait parmi ses membres des Dalmates résidant à Venise ou de passage dans cette ville, qui étaient pour la plupart des ouvriers ou de marins. Les tableaux représentent des épisodes de la vie des saints patrons de la confrérie, saint Jérôme, saint Georges et saint Tryphon. Les sept épisodes consacrés aux saints sont tirés de Pietro de Natalibus et du Jeronimus vita et transitus paru à Venise en 1485. Dans ces peintures, Carpaccio marche avec bonheur sur les traces des derniers épisodes de la vie de sainte Ursule, conférant à ses compositions une unité des lieux plus libre et variée, et dosant les couleurs et des valeurs denses et des accords d’une harmonie consommée. La Vision de saint Augustin est un sublime chef-d’œuvre. Le charme de cet intérieur accueillant, sublimé par la puissance d’expression des couleurs, des ombres colorées, des chatoiements vibrants, est extraordinaire. La puissance d’expression des premières toiles des Schiavoni faiblit dans les deux dernières, qui datent de 1507. Dans le Baptême des Sélénites, l’inventivité de l’artiste s’épuise quelque peu, comme le prouvent la mise en scène architecturale assez conventionnelle et la réutilisation de motifs anciens, de groupes de figures et de personnages déjà vus.
La pièce dans laquelle a lieu l’annonce miraculeuse reproduit de manière idéale le bureau d’un humaniste cultivé et raffiné de l’époque, passionné de lecture, astronomie, de sculpture et de musique ; intérieur spacieux, mobilier raffiné et innombrables pièces de qualité, placées bien en vue sur l’écritoire, sur le banc, sur la large estrade située dessous, sur les étagères le long des murs. Sous la lumière impitoyable qui pénètre avec violence par les fenêtres, chaque détail acquiert une pureté incroyable : les reliures des volumes, les feuillets enluminés des missels et les pages des textes de musique ; les brillants clous qui fixent l’étoffe verte de l’écritoire ; les petites sculptures Renaissance et le bronze doré qui se trouve sur l’autel ; les astrolabes et la grande sphère armillaire ; le petit bichon dressé sur ses pattes de derrière et qui coupe le rayon lumineux.
Sur l’étendue de la place entourée d’un décor d’architectures savamment disposées, le récit est riche d’épisodes, pour la plupart basés sur l’apparition du fauve, rendu docile par le saint. Les moines s’égaillent de tous côtés et leurs soutanes volent au vent, éclairant de bleu et de blanc chacun des lieux du couvent ; et seuls les palmiers, les orientaux portant turban et quelques animaux exotiques situent l’épisode à Bethléem, lieu où, suivant la Légende Dorée s’était retiré l’évêque de Spalato.
Au centre, saint Georges, isolé, se redresse pour donner le coup de grâce au dragon mourant. À l’arrière, contre les bruns des collines et le bleu du ciel, parcouru de légers nuages, l’on voit la ville de Sélène, avec ses édifices d’influence orientale mis au goût de Venise par la géométrie des structures et des motifs décoratifs, surtout la grande construction à plan central. Les fastueux vêtements des spectateurs et les harnachements ornés de leurs destriers forment des deux côtés des haies vivantes de couleurs.
Dans les premières toiles de la Scuola de San Giorgio degli Schiavoni, le langage artistique de Vittore Carpaccio, bien qu’ayant atteint le faîte de sa poésie, était désormais isolé dans le contexte vénitien. En ce début du siècle, la ville était le laboratoire complexe dans lequel innovaient des artistes tels que Léonard de Vinci, Albrecht Dürer et Fra Bartolomeo, où Giorgione, Sebastiano del Piombo, Lorenzo Lotto révolutionnaient la couleur et enfin, où faisaient leur apparition les premières tendances du classicisme instauré à Florence et à Rome par Raphaël et Michel-Ange. Vittore Carpaccio resta probablement étranger à la tension insoutenable de la Fête du Rosaire peinte en 1506 par Albrecht Dürer pour l’église saint Bartolomeo, et aussi à la liberté des couleurs que l’année précédente Giovanni Bellini avait utilisées pour le Retable de San Zaccaria. La désorientation de Vittore Carpaccio devant les changements rapides qu’interviennent dans le monde artistique vénitien qui s’était manifesté dans les derniers tableaux de San Giorgio degli Schiavoni, devient plus évidente encore dans les Épisodes de la vie de la Vierge réalisés entre 1504 et 1508 pour la Scuola degli Albanesi. Malgré cela il montre parfois encore, à travers de sujets qui n’ont pas le pouvoir de fascination d’événements fabuleux, un intérêt nouveau pour les aspects essentiels les plus quotidiens. Surtout dans la Naissance de la Vierge, il explore avec une attention minutieuse les intérieurs s’emboîtant les uns dans les autres, chaque détail de l’ameublement, et évoque un intérieur à travers des gradations de couleurs pâles, adoucies par une lumière diffuse.
Dans d’autres œuvres de la même période ou quelque peu postérieures, Vittore Carpaccio nous offre un style de qualité supérieure, tout en restant fidèle à la rigueur de la perspective, à la précision des espaces, aux alliances brillantes des couleurs, et il ne semble pas s’être ressentit des temps qui ont changé. La Présentation de Jésus au Temple des Galeries de l’Académie à Venise, réalisée en 1510 afin de rivaliser avec le grandiose retable peint par Giovanni Bellini vingt ans auparavant pour le même édifice religieux, l’église de San Giobbe. Autant le chef-d’œuvre de Bellini annonce des effusions de couleur « modernes », autant le retable de Carpaccio semble émaillé sous l’effet de la lumière, laquelle polit les formes plastiques campées parmi des architectures d’une monumentale sobriété. Et pourtant Vittore Carpaccio est encore capable, lorsqu’il garde intacts ses moyens d’expression parce que les sujets correspondent à sa vocation humaniste, de réalisations originales d’une grande poésie, comme le Portrait de chevalier de la Collection Thyssen, daté de 1510.
Le jeune homme armé, campé sur ses jambes écartées tandis qu’il dégaine sa rapière, domine le paysage, également décrit avec une précision de microscope digne des artistes flamands. L’on peut voir dans cette œuvre, toutes les espèces possibles de la flore et de la faune ; et le profil de l’homme armé à cheval se détache avec une grande netteté sur les murs de l’ancien château où à gauche, sur la partie vue en raccourci en une perspective fuyante, l’on distingue un écusson de bois représentant un cheval lancé au galop. Du côté opposé sont représentés les moindres détails de la ville fortifiée disposée sur le flanc de la colline, se reflétant à la surface de la mer et se confondant presque dans le fond avec les montagnes escarpées. Le portrait du jeune homme perdu dans ses rêves est rendu particulièrement séduisant par le mystère qui entoure encore son identité ; et il reste un modèle idéalisé des protagonistes de l’Humanisme, aux vertus desquels fait clairement allusion la devise « MALO MORI-QUAM-FOEDARI » (plutôt la mort que le déshonneur) inscrite dans le cartouche en bas à gauche, au-dessus de l’hermine, symbole de pureté et d’intégrité.
Les Épisodes de la vie de saint Étienne et les dernières œuvres
Au cours des dix années pendant lesquelles Titien prit graduellement la place de Giovanni Bellini comme protagoniste de la Renaissance vénitienne à son apogée, Vittore Carpaccio commença et termina sa dernière commission importante. Il s’agissait encore une fois, de la décoration d’une Scuola mineure : la confrérie de Saint Etienne. La confrérie chargea le peintre, considéré de toute évidence comme le meilleur spécialiste en la matière, de représenter en cinq teleri des épisodes de la vie de saint Étienne. Carpaccio semble avoir donné libre cours à une fantaisie sans précédent, et il a représenté les inventions architectoniques les plus excentriques. Dans la Dispute de saint Étienne le saint disserte sous une vaste loggia saillante, de goût typiquement lombard et placée légèrement de biais. Les édifices sont serrés parmi les bruns profonds des collines de Vénétie, en un mélange d’architectures qui rappelle un Orient fabuleux et un Occident non moins imaginaire.
La qualité des couleurs et la puissance expressive manquent dans les dernières œuvres religieuses, en grande partie dues à l’atelier de l’artiste : le Polyptyque de Santa Fosca, de 1514 et de la même année, le retable du maître-autel de l’église San Vitale à Venise ; les Dix mille crucifiés du Mont Ararat (1515) des Galeries de l’Académie. Mais, deux fois au moins au cours de la fin de sa carrière, Carpaccio, sous l’inspiration de sujet qui stimulaient sa fantaisie, retrouve son ancienne verve créatrice. Le Lion de Saint Marc, réalisé en 1516 pour le Magistrat des Camerlingues au Rialto et qui de nos jours se trouve au Palais des Doges, est imposant. Au-delà du symbole de Saint Marc, triomphant et isolé, l’on voit les lieux qui plus de cinq siècles durant ont été le théâtre de la grandeur de la Sérénissime. Une image d’autant plus représentative de la puissance vénitienne, tant sur terre que sur mer, qu’elle avait été peinte peu après que la République de Saint Marc se fut trouvée en grave danger de perdre son indépendance, à la suite de l’attaque des grandes puissances occidentales coalisées en 1509 dans la Ligue de Cambrai. Ce sont des sentiments fort différents qui président à la représentation du Christ mort, une œuvre que la splendeur de ses couleurs rapproche de la Lapidation de saint Étienne de 1520 ; il s’agit donc d’une version plus tardive, et plus hallucinée encore, de la Méditation sur la Passion du Christ du Metropolitan Museum de New York et qui comme celle-ci se trouvait en 1623 dans la collection de Roberto Canonici à Ferrare, avec une même attribution à Andrea Mantegna.
Carpaccio fit preuve au cours de la plus grande partie de sa carrière d’une extraordinaire indépendance d’expression par rapport à la tradition figurative vénitienne, et il garda un attachement profond à la culture de la fin du XVe siècle. Dès le début de la dernière décennie de ce siècle, son langage figuratif atteignit une conscience pleine et originale, résultat des expériences vécues dans les milieux humanistes les plus cultivés. Son choix difficile de se mettre volontairement en concurrence avec les nouvelles tendances, se contentant de traduire la réalité objective en rêves enchantés de grande valeur symbolique, étrangers au naturalisme moderne, explique l’absence d’un atelier organisé ou de disciples de valeur. Et qui explique aussi, en partie, les rôles de narrateur épidermique et de peintre de genre dans lesquels l’historiographie artistique confina longtemps Vittore Carpaccio, avant que la critique moderne n’en reconnût la grandeur créatrice, géniale et solitaire.
L’imposant lion vu de face avec les pattes de derrière dans l’eau et les pattes de devant sur la terre ferme, l’une fermement plantée sur une plage de galets tandis que l’autre tient le volume portant l’inscription traditionnelle « PAX/TIBI/MAR/CE/E/VANGELI/STA/MEUS ». Dans cette extraordinaire prise de vue au grand angle, l’artiste explore avec une précision minutieuse le bassin de Saint Marc vers San Niccolò di Lido en passant par le cœur de Venise, le Palais des Doges, la Basilique Saint-Marc, les colonnes de Todaro et de Marc, la Piazzetta, le clocher et la Tour de l’Horloge.