Filippo Lippi : un esprit rare ?
« Les rares esprits d’une grande qualité sont des êtres angéliques et non des bêtes de somme. » Cette affirmation, qui a trait à l' »esprit » de Filippo Lippi (Florence vers 1406 – Spolète 1469), fut au XVIe siècle attribuée par Giorgio Vasari à Cosme l’Ancien (1389-1464), mécène qui plaçait sa confiance dans frère Filippo et commissionna nombre de ses œuvres. Le concept exprimé par Cosme de Médicis s’accorde à merveille avec le climat humaniste du début du XVe siècle florentin, et il est de toute évidence inspiré par Le Banquet de Platon que Leonardo Bruni avait partiellement traduit. Peu importait donc à Cosme que frère Filippo fût un artiste excentrique, à la conduite irrégulière et qui ne manifestait aucun respect envers l’habit religieux qu’il portait depuis son plus jeune âge. C’est ainsi qu’aurait pu être accepté le peintre bien que, comme nous en informent les documents, il eût été doté d’un caractère réservé et difficile, impulsif et passionné, peu enclin à respecter les règles et les accords passés. La rareté de l’esprit peut permettre de justifier par des théories éthiques ce qui apparemment représenta l’épisode le plus éclatant de la vie (ou de la légende) de cet artiste florentin : son aventure amoureuse avec Lucrezia Buti, une jeune religieuse qui était la fille du florentin Francesco Buti, « marchand de soieries au détail ». Et ce n’est pas un hasard si Lippi représente fréquemment l’objet de sa passion sous les traits de la Vierge, plutôt que comme une femme aux mœurs dissolues et dépourvue de sentiments religieux. L’amour illicite de Filippo pur la belle Lucrezia aurait été le résultat d’une attirance irrépressible du peintre pour la gent féminine. Dans la première édition de ses « Vies » (1550), Vasari (qui écrivit la vie de Lippi), se tira d’affaire par un long prologue sur les problèmes moraux que posait l' »affaire Lippi » : ce passage comprend une justification qui semble inspirée par la phrase de Cosme l’Ancien : « Si un artiste a véritablement du talent et quelque vice, même laid et que la morale réprouve, son talent cachera ce dernier… ». Lucrezia donna à Lippi deux enfants, un garçon, Filippino, qui naquit en 1457 et qui plus tard devint lui aussi peintre, et une fille, Alessandra, née en 1465.
L’on trouve dans l’abondante production du moine « scandaleux » une spiritualité intense, avec parfois une tendance à l’introversion, qui transforme savamment l’atmosphère sacrée, par une originalité d’invention et une grande force expressive et psychologique, en une atmosphère humaine et poétique, qui ne semble d’ailleurs pas en contradiction avec cette « humanité héroïque » que représentait Masaccio, protagoniste incontesté de la peinture florentine au cours des trente premières années du XVe siècle. Et c’est surtout du message révolutionnaire des fresques de la Chapelle Brancacci, que le jeune Filippo tira une grande partie de son inspiration. D’aucuns ont voulu rapprocher la vie pleine d’originalité de Lippi de ces œuvres. Mais s’il est vrai que sa vie privée peut (et doit, dans une certaine mesure) avoir influencé son profil artistique, il faut aussi souligner que le monde pictural de Lippi ne peut être entièrement compris si l’on ignore le contexte dans lequel il exécuta les différentes commissions, et la grande diversité de celles-ci.
Ses premières commandes
Les plus anciennes fresques et peintures sur bois (qui datent environ de l’époque à laquelle le moine séjourna dans le couvent du Carmine) étaient plutôt influencées, non seulement par la forte influence de Masaccio, comme en témoignent la plastique des personnages et la simplicité des formes de la Confirmation de la règle des Carmélites (vers 1432) et la Madone de Trivulzio qui lui est contemporaine, mais aussi par la spiritualité des prédicateurs populaires de l’Observance. Le réalisme populaire de Filippo semble refléter la tendance à une recherche spirituelle de renouvellement de l’Ordre qui était celle de ces moines, presque en opposition avec l’expérience raffinée des cercles humanistes florentins. Avec la Madone de Trivulzio, nous sommes en présence d’une peinture sacrée aux forts accents réalistes, dans une atmosphère encore imprégnée de l’influence du grand Masaccio mais qui, de même que les fresques du Carmine, n’est pas sans trahir quelque approximation dans les proportions et la détermination de l’espace peint, ici absolument abstrait, encore vaguement empreint de style gothique tardif.
Dans cette œuvre l’on est frappé par la composition extraordinairement incisive, presque théâtrale ou photographique, par les visages d’enfants qui entourent la Vierge, comme immortalisés en une instantanée par ceux situés plus en arrière, qui semblent se dresser pour n’être pas cachés par ceux qui son au premier plan ;par l’Enfant Jésus, un enfant agité, qui échappe à l’étreinte de sa mère, une Vierge jeune au visage de femme du peuple, au regard distrait, fixé sur un point dans le lointain et qui ignore le spectateur.
Cette délicieuse peinture sur bois, fut commandée probablement par les Carmes du couvent des Selve, près de Florence. Elle représente la Vierge en trône entre des anges, et saint Michel (en détail), saint Barthélemy et saint Albert. Autrefois attribuée à Masaccio et à Masolino, et même à Andrea del Castagno, elle manifeste que Filippo Lippi connaissait les œuvres de ce premier grand interprète de la leçon de Masaccio qui fut Fra Angelico. La couleur brillante et certaines préciosités d’inspiration presque flamande dans les reliefs du trône et dans la douceur de la lumière, et surtout la disposition circulaire des personnages, font penser au Tribut de Masaccio.
En 1434, Filippo Lippi était à Padoue, où il travailla à des œuvres aujourd’hui disparues. Après l’obscure période padouane, la Madone de Corneto Tarquinia de Rome, peinte pour l’archevêque florentin Vitellesqui, est une œuvre capitale pour la compréhension des différentes phases que traversa Lippi et de la révolution silencieuse qu’on lui doit. Le voyage à Padoue du peintre, a amené certains spécialistes à émettre l’hypothèse que c’est ce séjour qui fut à l’origine de sa nouvelle recherche figurative, avec l’œuvre de Donatello. L’on a également parlé d’un voyage à Naples, au cours duquel le peintre se serait trouvé en contact avec la culture aragonaise, fort sensible à l’influence flamande.
Cette Vierge nous présente une image renforcée par un sens du contour dynamique, hérité de Donatello, se détachant sur une toile de fond représentant un intérieur qui rappelle les Flamands, dans une lumière rasante et un peu sombre. L’œuvre est datée 1437 dans le cartouche posé sur le socle d’un trône de marbre jaspé fort raffiné. Si la position des jambes de l’enfant, adorablement joufflu, dénote clairement l’inspiration de l’art antique, la disposition de cet intérieur, avec le trône en « éventail », l’échappée de paysage que l’on voit par la fenêtre ouverte sur la gauche, la cour que l’on entrevoit à travers le portail à demi-ouvert à l’arrière font immédiatement venir à l’esprit ce que Jan van Eyck et les flamands en général peignaient depuis quelque temps déjà.
Les grands retables d’autel pour les églises florentines
Le Retable Barbadori de 1438 est déjà typique de ce style de Lippi à mi-chemin entre la délicatesse et la sensualité. Cette grande peinture sur bois, qui se trouve au Louvre et dont les prédelles sont aux Offices, représente la Vierge et l’Enfant avec des anges et saints. Elle a été commissionnée à Lippi le 8 mars 1437 par les Capitaines du Parti Guelfe pour l’autel de la famille Barbadori dans l’église de Santo Spirito. Et c’est vraiment là le premier chef-d’œuvre « scénographique » du peintre. Il se peut que Fra Angelico ait inspiré à Lippi l’idée de rassembler en un lieu unique la composition sacrée, dans laquelle apparaissent, à gauche derrière la balustrade deux moines. Les deux personnages, fixés comme en une instantanée, rappellent entre autres les physionomies des chérubins de Luca della Robbia dans la Cantoria de la Cathédrale de Florence. C’est de 1440-1442 environ que date le retable représentant l’Annonciation et les Episodes de la vie de saint Nicolas, dans San Lorenzo, qui fut commandé à Lippi par l’Oeuvre qui avait financé la chapelle contenant la dépouille mortelle de Niccolò Martelli (l’un des personnages qui finança la reconstruction de l’église). Cette Annonciation est comme un emblème des expériences artistiques les plus modernes et diverses qui virent le jour à Florence au cours des années 40.
La grande innovation de ce retable, outre le dosage magistral de la lumière – diffuse, atmosphérique – consiste dans la conception même de la scène, laquelle semble se dérouler dans une atmosphère réelle extrêmement raffinée. À l’arrière-plan, à gauche, dans le mur enrichi de panneaux de marbre veiné, l’on entrevoit une fenêtre ouverte, et à travers la fenêtre un vrai ciel, avec de nuages. Filippo montre une sensibilité particulière aux éléments iconographiques les plus actuels.
Dans cette œuvre, l’échelle de la perspective ne présente pas d’unité ; il s’agit d’une multiplication d’échelles qui dilate l’espace, l’approfondissant vers le fond, en un « écart » panoramique intense. Au premier plan, souligné par un pavement marqueté à plusieurs niveaux qui correspondent aux différents personnages, l’œil du spectateur est attiré à gauche par deux anges « supplémentaires » ; il s’agit de figures qui n’ont aucune raison d’être du point de vue iconographique ou narratif, mais qui, avec d’autres détails que l’imagination de l’artiste a disposés dans le paysage, enrichissent la composition et la scénographie. La splendide burette de verre transparent, symbole de la Virginité de Marie, devient un détail qui se suffit lui-même, comme une nature morte.
Dès les années 1443-1445, Filippo Lippi travaillait à un grand retable présentant le Couronnement de la Vierge pour le maître-autel de l’église Sant’Ambrogio. Ce retable lui avait été commandé en 1441 par un important personnage ecclésiastique, Francesco Moringhi (chanoine de l’église). L’œuvre fut continuée par Lippi lui-même et par son jeune disciple Fra Diamante, aidé d’une véritable équipe de « dipintori » et de deux charpentiers au moins. Malheureusement la composition originale du riche encadrement est à présent perdue. Mais le détail le plus étonnant est celui des deux lunettes du fond, remplies de bandes diagonales de fortes couleurs contrastantes, bleu foncé et bleu clair, qui indiquent un ciel fantastique, peut-être paradisiaque. Ces couleurs font penser aux terres cuites de Luca della Robbia, artiste qui dut également inspiré Lippi en ce qui concerne les physionomies des anges couronnés ceints de guirlandes que l’on trouve dans le bandeau situé immédiatement au-dessous des lunettes. Et ce n’est pas un hasard si des siècles plus tard le poète Robert Browning imaginera qu’un véritable scandale éclatât dans la communauté religieuse de Sant’Ambrogio lorsque fut achevée cette œuvre si « charnelle ».
Ce tableau, terminé en 1447, présente une composition encore une fois révolutionnaire, et pas seulement en raison des éléments iconographiques qu’il contient. Si dans les retables de sujets analogues, l’épisode était représenté baignant dans une atmosphère céleste, ici par contre Lippi, bien que s’attachant à l’idée de l’arrivée de la Vierge au ciel, situe le récit comme dans une grande scène de théâtre, avec des personnages tangibles, toujours réalistes. Beaucoup de personnages semblent croiser leurs regards avec ceux des spectateurs, selon un procédé théorisé par Leon Battista Alberti dans son traité de peinture.
Lippi et ses sublimes Madones
L’idéal de beauté féminine deviendra une constante des tableaux de Filippo Lippi, et sera plus d’une fois reprise par le meilleur élève de celui-ci, Botticelli. C’est peut-être aussi pour cette raison que la réputation de Filippo Lippi est traditionnellement liée avant tout à ses douces Vierges, répétées avec nombre de variantes, et dont on peut imaginer qu’elles s’inspirent des traits de sa bien-aimée Lucrezia. À partir des années cinquante, les représentations de Lippi perdront quelque peu de leur qualité plastique – qualité qui était en grande partie due à un usage savant du clair-obscur – pour devenir linéaires, avec l’accent sur les contours : ce qui se rapproche des recherches menées à la même époque par Andrea del Castagno et Domenico Veneziano. L’on peut distinguer cette nouvelle tendance, par exemple, dans l’Adoration dans le Bois (Berlin), œuvre dans laquelle on remarque une accentuation du caractère méditatif de la Vierge et dont il émane une atmosphère chargée du lyrisme typique de beaucoup d’autres œuvres de cette période, comme dans l’Annonciation datable des années cinquante qui se trouve à Rome à la Galerie Nationale, et qui provient de l’Oratoire des Larioni à Pian di Ripoli (près de Florence).
Il s’agit de la plus célèbre des représentations sacrées de Lippi, dont le musée des Offices possède également le dessin préparatoire. Le groupe, qui influencera profondément Botticelli, semble émerger depuis le fond du tableau avec une délicatesse qui rappelle les reliefs de Donatello et de Luca della Robbia. Mais le paysage à l’arrière-plan, qui constitue comme un tableau dans le tableau, annonce déjà les vastes paysages de Léonard de Vinci.
Outre les deux personnages qui apparaissent à la porte à droite, et dont les mouvements gracieux et les vêtements flottants se retrouveront par la suite dans les fresques de Prato, il est intéressant d’observer les deux commettants, vus de profil, qui sont à droite, appuyés à la balustrade : c’est là un thème qui était particulièrement cher au peintre et constituera le thème « vedette » de certains de ses « tableaux de chevalet » (comme le Double portrait de New York, Metropolitan Museum).
Les portraits de Filippo Lippi, qui réunissent parfois deux sujets de sexes différents, comptent parmi les premiers portraits dans l’Italie de la Renaissance. Citons un Portrait de femme (Berlin) et le célèbre Double portrait de forte influence flamande du Metropolitan de New York. Si l’attribution de ces portraits au peintre est correcte (quoiqu’elle ne fasse pas l’unanimité, en raison des datations incertaines), Filippo Lippi y démontre alors, une fois de plus, une grande précocité. Le splendide tondo représentant la Vierge à l’Enfant et des épisodes de la Vie de sainte Anne qui se trouve au palais Pitti semble quant à lui constituer un prélude aux compositions spatiales des maniéristes. Ce tondo, selon toute probabilité, fut réalisé par l’artiste pour un membre de la famille Bartolini vers 1452, alors même qu’il commençait à travailler aux fresques de la cathédrale de Prato. Il est plus difficile par contre, de juger le tondo représentant l’Adoration des Mages qui se trouve à Washington, et qui selon toute probabilité est celui qui est décrit dans un inventaire de 1492 comme se trouvant dans la chambre de Laurent le Magnifique.
Le groupe au premier plan, la Vierge et l’Enfant, est encore en apparence traditionnel, tandis qu’à l’arrière-plan, les épisodes se déroulent dans un cadre architectonique irréel ; quant aux personnages, ils ont déjà acquis ce linéarisme presque hellénistique typique des fresques de la Cathédrale de Prato.
Cette œuvre, riche d’éléments fort variés, dont il conviendrait également d’analyser les symbolismes les plus secrets (que l’on songe aux personnages à moitié nus sur les ruines de l’édifice, vers le fond, dont certains, en outre, sont partiellement des citations de statues antiques). Cette œuvre difficile de situer chronologiquement, attribuée parfois à Lippi et parfois à Fra Angelico, et même à une collaboration entre les deux maîtres, mais qui dut revêtir une grande importance à Florence, puisque l’on connaît une œuvre de Domenico Veneziano sur le même sujet, et qu’ensuite le thème fut repris plusieurs fois par Botticelli.
Les grands cycles de fresques de Prato et de Spolète
Au début des années cinquante Filippo Lippi est un artiste aussi célèbre que demandé. A Prato, il reçoit la commission des fresques de la chapelle principale de la Cathédrale, dont le thème iconographique sera les Episodes de la vie de saint Etienne (auquel l’église est consacrée) et de la vie de Saint Jean-Baptiste. Filippo commence à travailler en 1452. Ici le « style classique idéal », comme l’a défini Aby Warburg, imprègne presque tous les personnages. La célèbre Salomé dansant, par exemple, est clairement reprise d’un modèle classique. Le mouvement effréné est souligné par les cheveux volant au vent, par les voiles flottants, des éléments typiques de représentations antiques de Ménades, de Victoires. L’utilisation de ces thèmes avait déjà été théorisée par Leon Battista Alberti dès les environs de 1435, mais ne fut en vogue à Florence qu’au cours des années 1450-1460. À Spolète, le cycle des Épisodes de la vie de la Vierge était destiné à être vu de loin ; c’est peut-être aussi pour cette raison que le décor scénographique est très simplifié et que les représentations ne sont plus symétriques. Mail il ne faut pas oublier que Filippo était désormais vieux et malade ; il avait commencé à travailler à Spolète en septembre 1467 et y resta jusqu’à sa mort en octobre 1469.
Dans la scène du Banquet d’Hérode, comme d’ailleurs dans toutes les autres scènes du cycle de Prato, la disposition scénique est particulièrement complexe et imposante, riche de personnages représentés dans les poses les plus variées, souvent en opposition les uns par rapport aux autres.Et ce que Lippi a découvert ici, c’est vraiment une manière nouvelle de résoudre le rapport personnage-milieu, et il devient à dépasser la révolution accomplie par Masaccio au cours des années vingt du même siècle. Et l’innovation consiste en un rythme accéléré et linéaire.
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