Alessandro Magnasco

Magnasco : le peintre anticonformiste

Alessandro Magnasco, dit le Lissandrino (Gênes 1667-1749), vers 1678, il était à Milan où il étudia les peintres lombards du XVIIe siècle. La connaissance de Sebastiano Ricci et les contacts probables avec les peintres de genre lombards (Cifrondi, Todeschini, Bellotto) furent déterminants pour la naissance de ses tableaux satiriques fort typiques. A part un long séjour à Florence (1703-1710) où il trouva protection auprès de Ferdinand de Médicis et connut l’œuvre de Giuseppe M. Crespi, Magnasco exerça son activité, appréciée et fertile, principalement en Lombardie (fresques pour le château de Brignano d’Adda, 1716); en 1735, il retourna à Gênes, mais sa réputation y fut plutôt faible. Certaines influences nordiques ne furent pas étrangères à la formation de son style, élaboré dans les milieux ligurien et lombard. On découvre des références précises à l’art du Nord dans la tendance accentuée à la caractérisation des petits personnages : silhouettes efflanquées de moines, de bûcherons, de saltimbanques fixés à coups de pinceau rapides sur des vastes arrière-plans sombres et théâtraux.

Satyre du gentilhomme dans la misère, 1719-1725, Alessandro Magnasco
Satyre du gentilhomme dans la misère, 1719-1725, Alessandro Magnasco (Detroit, Institute of Arts)
La dissipation et l’Ignorance, Alessandro Magnasco
La dissipation et l’Ignorance détruisent les Arts et les Sciences, vers 1735-1740,
Alessandro Magnasco (Collection particulière)
Paysage avec Blanchisseuses, c. 1720, Alessandro Magnasco
Paysage avec Blanchisseuses, c. 1720, Alessandro Magnasco
(Vienne, Kunsthistorisches Museum)

La reconnaissance de l’œuvre de Magnasco commence au début du XXe siècle, grâce à la transformation du goût en peinture et à la promotion de l’expression en détriment de la représentation. Avec l’apparition du cubisme en France, de l’expressionnisme en Allemagne se réveille l’intérêt pour des artistes considérés jusqu’alors comme des marginaux. Désormais, le nom de Magnasco est cité comme celui d’un émule du Greco (dont il a pu voir des œuvres en Italie) ou d’un précurseur de Goya. La première exposition de ses œuvres est inaugurée, le fait est révélateur, en janvier 1914 à Berlin ; malgré la guerre, elle circulera ensuite dans d’autres villes européennes.

Les Choristes, c. 1740-1745, Alessandro Magnasco
Les Choristes, c. 1740-1745, Alessandro Magnasco (Washington, National Gallery)

Chez Magnasco, le goût pour les chorégraphies picaresques, hérité des bamboccianti et de Jacques Callot, n’exclut pas toutefois une veine satirique singulièrement progressiste ; l’occasion lui en est fournie, selon le cas, par l’orgueil aristocratique (Réception dans un jardin d’Albaro, Gênes, Palazzo Bianco) ou par la crédulité populaire (Quatre Sorcières, Gênes, collection privée) par le fanatisme religieux (La Synagogue, Cleveland) ou par la mondanité ecclésiastique (Concert de moines, Milan, collection privée). Dans les œuvres tardives, le déchirement de la matière picturale s’accentue tandis que la vision se fait plus instable et fantastique, s’enflammant de soudaines lumières qui éclairent des couvents en ruine ou des paysages de tempête (Vol sacrilège éventé par une bande de squelettes, 1731, Siziano, Santa Maria di Campomorto ; Réfectoire, Bassano ; Interrogatoire en prison, Francfort, Kunstinstitut) avec des effets d’une éclatante intensité dramatique.

L’univers des marginaux

L’abondante production de Magnasco se répartit de façon à peu près égale entre sujets profanes et sujets ayant un rapport avec la religion. Parmi les premiers, concerne la vie des marginaux de toute espèce : soldats hors service, musiciens de rue, joueurs, bohémiens et gueux. Le nombre et la variété des activité auxquelles ils s’adonnent (et que représente Magnasco) sont impressionnants. On y voit les bonimenteurs promener leurs lanternes magiques à travers le pays. Les chanteurs de rue font danser leur chien ou leur singe et demandent l’aumône. Les devins disent la bonne aventure à qui veut bien les écouter. Les soldats, qui se mélangent aux autres habitants de rue, places, tavernes ou caves, sont parmi les personnages le plus fréquemment représentés par Magnasco. Un autre groupe d’individus marginaux surgit dans sa peinture au cours des années milanaises : les personnages de la commedia dell’arte figurés dans leur vie quotidienne, non en représentation comme les autres saltimbanques, mais non plus comme chez Watteau, s’insinuant au milieu des habitants ordinaires des villes et des campagnes. Magnasco choisit un seul personnage, Polichinelle, et fait de celui-ci le représentant de l’humanité : ce monde n’est habité que par des Polichinelles, rôle de la commedia que s’y prête bien. Polichinelle n’a pas un profil bien défini, il s’insère aisément dans n’importe quelle situation.

Soldats et gueux, vers 1730, Alessandro Magnasco
Soldats et gueux, vers 1730, Alessandro Magnasco (Collection particulière)

La quasi totalité des êtres qu’il représente sont à la fois plus et moins que des individus. Plus, car la quasi-totalité de ces personnes est représentée en interaction avec d’autres, et c’est en commun qu’elles s’engagent dans leurs danses imaginaires. Mais moins, car ces hommes ont perdu les traits distinctifs de leur visage et sont réduits à un geste, une pose, un mouvement.

Le Repas de Polichinelle, vers 1730, Alessandro Magnasco
Le Repas de Polichinelle, vers 1730, Alessandro Magnasco (Collection particulière)

Le brun dominant ce tableau presque monochrome, n’est interrompu que par quelques touches de blanc, jaune ou bleu pâle dans les habits. Au centre, un Polichinelle à l’allure avachie, assez sinistre, s’apprête à porter la nourriture à sa bouche. Un autre joue de la guitare, plusieurs enfants, tous affublés avec le chapeau réglementaire, et un chat mangent de leur côté. On voit aussi la marmite d’où sort de la vapeur, le feu de la cheminée, à droite, une Colombine obèse qui file la laine. Ils semblent tous se trouver devant la maison, sous les toiles d’une tente. Leurs mouvements donnent à la scène un air de bacchanale, voire de réjouissance infernale.

Le peintre lui-même se montre comme appartenant à cet univers de marginaux. Dans une scène maintes fois répétée au cours de ces années, on voit l’artiste travailler devant son chevalet, dans une pièce de sa maison. Il a pris comme modèle un musicien des rues, un gueux, qui se tient dans une pose pittoresque. Non loin du peintre se trouve une femme, pieds nus, qui donne le sein à leur petit enfant.

Le Peintre misérable avec bohémiens et musiciens, vers 1730, Alessandro Magnasco
Le Peintre misérable avec bohémiens et musiciens, vers 1730, Alessandro Magnasco, (Paris, Collection particulière)

Crime et châtiment

Un thème lié à la vie des marginaux, mais qui semble avoir chez Magnasco une origine picturale différente, se laisserait désigner par la formule « crime et châtiment ». Sa source d’inspiration semble être les gravures de Jacques Callot, et notamment Les Misères et les Malheurs de la guerre. Deux de ces gravures, serviront de modèle à des tableaux de Magnasco, Le Sac d’une église et L’Hôpital : la composition d’ensemble, l’architecture des bâtiments sont fidèlement reproduites mais les figures humaines de Magnasco sont beaucoup plus animées que celles de Callot. Dans son tableau Interrogatoire en prison la punition des criminels est non moins cruelle que leurs crimes. Un tableau appelé aujourd’hui l’École des coquins montre une scène qui pourrait illustrer une page d’Olivier Twist : un vieil homme assis au milieu d’un vaste espace observe ses disciples autour de lui, qui apprennent les différents métiers du crime. Mais le pinceau de Magnasco est purement descriptif, on ne sent chez lui aucun jugement moral concernant ces activités, il semble s’intéresser plus au rythme graphique dessiné par ces corps qu’à la portée sociale de leurs actes. Magnasco ne veut pas ignorer les aspects les plus les plus sombres de l’existence humaine, les crimes commis et les punitions qui les entraînent, mais il ne nous impose pas un jugement sur cette scène et ne manifeste aucun pathos. La représentation sans fard des tortures, rappelant celles qui subissent les martyres chrétiens, ne peut pourtant manquer de susciter l’effroi. Le peintre représente aussi d’autres scènes de la vie des bandits, notamment une attaque de diligence, sujet auquel il reviendra souvent par la suite, et pour lequel il a pu également s’inspirer d’une gravure de Callot.

Interrogatoire en prison, vers 1708, Alessandro Magnasco
Interrogatoire en prison, vers 1708, Alessandro Magnasco, détail
Interrogatoire en prison, vers 1708, Alessandro Magnasco (Collection particulière)
Arrivée et interrogatoires des galériens, Alessandro Magnasco
Arrivée et interrogatoires des galériens, Alessandro Magnasco, détail
Arrivée et interrogatoires des galériens dans la prison de Gênes, vers 1737, Alessandro Magnasco (Bordeaux, Musée des Beaux-Arts)

Magnasco représente les bâtiments du port, galériens (à côté de qui se tiennent leurs compagnes) enchainés, encerclés et bousculés par les gardes à cheval ; au milieu de la scène, on interroge un prisonnier suspendu à une corde.

Un autre tableau établit une transition entre le monde criminel et celui du surnaturel. Le point de départ est un événement bien documenté : une église de Milan est attaquée par des voleurs qui veulent s’emparer de ses richesses. Ils interviennent dans la nuit, entrent par la fenêtre à l’aide d’une échelle. À ce moment, aux dires mêmes des voleurs arrêtés, interviennent les forces de l’au-delà : la Vierge apparaît dans les nuages pour montrer son mécontentement. Des squelettes jaillissent du cimetière adjacent et s’attaquent aux voleurs qui, épouvantés, prennent la fuite.

Le Vol sacrilège, c. 1731-1735, Alessandro Magnasco
Le Vol sacrilège, c. 1731-1735, Alessandro Magnasco (Milan, Museo Diocesano)

Magnasco et les ordres mendiants

Les scènes que Magnasco représente le plus volontiers participent de la vie quotidienne des moines, en particulier ceux des ordres mendiants. Images de repas, pris parfois dans d’immenses salles, d’autres fois en petite compagnie, comme ces nonnes qui se restaurent autour d’une nappe étalée par terre. Viennent ensuite les activités d’hygiène, comme dans Les Frères barbiers, où on voit un frère couper les cheveux de son confrère client, un autre affûter le rasoir, un troisième raser sa propre nuque. Si l’on juge par le nombre de tableaux qui sont consacrés à cette activité, le moment où les frères parviennent à se réchauffer joue un rôle central dans leur vie. Dans Le Foyer, les capucins réunis dans cette salle rapprochent leurs pieds nus du feu qui brûle dans la cheminée ouverte, obéissant encore une fois à un rythme de danse ; toutes les lignes sont en zigzag, y compris celles de la fumée, la couleur va de nouveau du marron clair au marron foncé.

Le Foyer, c. 1720, Alessandro Magnasco
Le Foyer, c. 1720, Alessandro Magnasco
(Venise, Collection particulière)

Magnasco est soucieux à la fois de montrer les détails matériels de l’activité qu’il représente, et de soumettre cette activité aux exigences d’équilibre et de rythme, propres à chaque tableau. Les représentants de la religion sont donc traités à l’égal des autres hommes, et même plus spécifiquement des marginaux, les membres des ordres mendiants rejoignent les autres mendiants.

Moines dans un réfectoire, Alessandro Magnasco
Moines dans un réfectoire, 1720-1725, Alessandro Magnasco
(Autriche, Abbaye de Seitenstetten)

Dans le tableau Le chocolat, l’artiste ligurien tourne son ironie contre un groupe de religieuses qui se reposent dans ce qui devrait être leur cellule, mais qui est en fait un intérieur somptueux typique d’une demeure imposante. Le chocolat, véritable protagoniste du tableau, est absorbé par la religieuse qui occupe le centre de la composition et qui est occupée à tourner la boisson avec beaucoup de soin, le petit doigt bien levé. Tout comme la novice assise à côté d’elle, richement vêtue et coiffée comme une petite dame et s’amusant avec un petit chien. Et, bien sûr, les miroirs abondent partout. Le fait que le chocolat joue un rôle de premier plan est à la base de la critique d’Alessandro Magnasco : à cette époque, le prix de la boisson était tel qu’il n’était accessible que pour les classes plus aisées, qui l’avaient élevée au rang de symbole. Rien ne saurait être plus éloigné de l’idéal de vie recommandé aux moines.

Le Chocolat, c. 1740-1745, Alessandro Magnasco
Le Chocolat, c. 1740-1745, Alessandro Magnasco (Collection particulière)

Bibliographie

Todorov, Tzvetan. La peinture des Lumières. De Watteau à Goya. Seuil, 2014
Collectif. Alessandro Magnasco. Mondadori Electa, 1996
Francine Guelfi, Fausta. Alessandro Magnasco, Soncino, Gênes, 1991
Collectif. I grandi maestri de la pittura italiana del settecento. Rizzoli, 1962