La vie et le mouvement
Le Quattrocento a découvert la séduction du « mouvement » et de la forme « dynamisée » avec une fraîcheur dont témoigne une fois de plus Alberti : « Nous autres peintres, nous voulons par les mouvements du corps montrer les mouvements de l’âme… Aussi faut-il apprendre de la nature en recherchant les aspects les plus fugitifs des choses, et ceux qui font imaginer au spectateur plus qu’il ne voit » (Alberti, Della pittura). Dans l’opuscule De statua, ces observations sont étendues à la sculpture et complétées par l’étude des proportions du corps humain. L’un des points les plus originaux du Platonisme florentin fut en effet, son insistance sur le fait que toute forme visible est vivante, animée, dotée de mouvement, et que le principe de tout mouvement est l’âme même : ces notions ne peuvent être dissociées. L’agitation du corps vivant est proprement le langage de l’âme, et plus elle est frénétique, mieux elle révèle le ressort psychique, le secret vivace de la réalité. Aussi l’on fera l’éloge de la danse et surtout des danses violentes dionysiaques. Ce n’est pas un hasard si les putti – ces bambins facétieux qui animent les images, au moins depuis Donatello – affectionnent tout particulièrement ces mouvements.
Le sculpteur Luca della Robbia, par exemple, avait su donner, dans les enfants de la Cantoria pour la cathédrale de Florence (1431-1438) une version presque dionysiaque de ce «commerce gestuel», tant l’attention se concentre sur l’invention de formules particulièrement riches et expressives : doigts qui s’accrochent, se tirent, mains qui s’entremêlent, s’agrippent… Par ses mouvements, chaque personnage se compose une histoire en propre, «se fait sa petite histoire», ou «se fait son petit théâtre». Il faut aussi noter le caractère éminemment enfantin des gestes. Le mouvement est porté par les accessoires (chevelures et draperies principalement) et non par le corps, comme si ce déplacement avait déjà lieu à même le corps.
Les formules gestuelles d’Antonio Pollaiolo
Des vases antiques semblent bien avoir été à l’origine de certains schémas linéaires et de certaines silhouettes tourmentées de Pollaiuolo. La redécouverte des antiquités étrusques s’effectuait lentement au cours du XVe siècle. Les Toscans prenaient peu à peu conscience de l’originalité de leur passé d’une manière positive et plus savante. Le témoignage le plus intéressant est le célèbre passage consacré par Restoro d’Arezzo dans son Libro della composizione del mondo (1282), aux vases nés de la terre et cachés dans la terre, que l’on retrouve dans toute la région d’Arezzo. La richesse des motifs peints ou sculptés, est analysé avec précision, et ce que le vieil auteur souligne, ce sont les batailles d’animaux, les scènes de chasse et de pêche, la vivacité expressive des figures (tale ridea e tale piangea e tale morto e tale vivo… ). Restoro évoque même le motif des «esprits qui volent dans l’air sous la forme de garçons nus, portant des guirlandes variées de fruits». Une certaine conscience du passé étrusque et de sa singularité a commencé donc à émerger au Quattrocento ; l’intérêt que semblent lui témoigner Antonio Pollaiuolo et Donatello n’est pas exceptionnel. Autour de 1460, on voit tous ces thèmes de la vitalité gestuelle se répandre dans la peinture et dans la gravure avec la fameuse Bataille des nus d’Antonio Pollaiuolo (1460-1462), les combats de lions et de dragons, les scènes de chasse qui dérivent peut-être des compositions perdues d’Uccello et de Pesellino ; ils sont l’objet d’une mode insistante. De plus, c’est le moment où toute l’attention se porte sur les exigences du contour et les possibilités de la ligne aux inflexions nettes, pour caractériser la figure.
La décoration «dionysiaque» la plus remarquable du XVe siècle florentin est sans doute l’ensemble de fresques dont il subsiste deux panneaux à la Torre del Gallo, sur la colline d’Arcetri, au sud de Florence. Le soubassement de la salle est orné d’arcades, séparées par des putti musiciens ; au-dessus de ces baies profondes, s’étend une sorte de scène où apparaissent des groupes de danseurs aux gestes frénétiques. La peinture est très altérée, mais les contours prennent une valeur saisissante. L’inventeur de ces silhouettes noueuses aux gestes saccadés, ne pouvait être qu’Antonio Pollaiuolo. Une circonstance précise invite à dater l’ouvrage après 1464. C’est alors, en effet, que la villa fut cédée aux Lanfredini : Giovanni, le futur ambassadeur de Laurent de Médicis, et Jacopo, notable florentin, qui comptera, avec son fils Antonio, parmi les amis de Marsile Ficin.
Il s’agissait, sans nul doute, d’une décoration destinée à créer une atmosphère d’allégresse et de vitalité dans la grande salle. Les évocations d’une gaieté turbulente étaient à la mode. Mais Pollaiuolo n’aurait-il pas eu en vue un exemple précis pour placer à la villa d’Arcetri ce décor de danseurs, qui se présente un peu comme la version profane des putti de Donatello ? Donatello avait pour lui l’autorité et l’exemple des putti et des bacchanales antiques. L’estampe multiplie les figures qui sautent et dansent. Pollaiolo peint à Arcetri ses «bacchants» frénétiques, désarticulés par le mouvement. La mode est à toutes les formes d’intensité et d’expression. Pollaiolo, le seul peintre pour qui nous connaissons l’intérêt de Ficin, a pris, en ce sens, des initiatives sensationnelles. Vasari a souligné son originalité : «Il s’occupa du nu d’une manière plus moderne qu’aucun maître antérieur et disséqua plusieurs cadavres pour connaître leur anatomie. Il fut l’initiateur de l’étude des muscles selon leur forme et leur position dans le corps». L’historien cite la gravure de la Bataille des nus comme exemple-type du style «énergétique» qui en dérive.
Au format assez allongé, il s’agit assurément d’un de ces lambris peints (spalliere) qui décoraient la chambre des nobles et bourgeois florentins.
En autre, l’activité débordante chez Pollaiolo renvoie toujours à un certain usage de la main, à un maniement, à une manipulation étrange dans son excès : cela n’en finit pas de toucher, de prendre, de saisir, d’empoigner. C’est ce que montre un superbe dessin représentant Adam et Eve et la contractura qui s’empare des mains de l’homme, crispant les doigts de sa main droite et rabattant sa main gauche dans un angle anatomiquement improbable, tandis que sa tête est déviée vers la gauche.
On doit encore en dégager l’aspect proprement dynamique, c’est-à-dire mimique : tous ces visages grimaçants, toutes ces bouches laissant apercevoir les dents, hargneuses dans l’effort du combat, grandes ouvertes pour laisser s’échapper un cri de guerre ou d’atroce souffrance ; tous ces sourcils qui se froncent, s’abaissent, ces yeux révulsés ; ou encore, chose rare dans la peinture de la Renaissance, le sourire (voir le rire) qui anime les traits d’un des danseurs de la Villa Gallina. Tout un travail du pli, du plissement, de la fronce : autant d’opérations différenciantes qui défont le visage en suivant les lignes intensives qui tentent de s’en échapper.
À Florence, la curiosité des « antiquités étrusques » était devenue assez vive dans la seconde moitié du siècle, et, en particulier dans le cercle de Laurent le Magnifique. Pendant vingt ans, les nouveautés intéressantes furent régulièrement adressées au jeune prince ou à ses amis humanistes. Un bon nombre de tombes étrusques avaient été visitées, fouillées et pillées au cours des siècles. Mais c’est au XVe siècle que l’on voit célébrer leur mystère et leur grandeur.
La grâce chorégraphique chez Botticelli
Le style «chorégraphique» avait pris à Florence une ampleur considérable. Par une sorte de «sublimation», l’art de Botticelli est en partie sorti de certains dessins de Pollaiolo qui contiennent des silhouettes sans modelé, résumés abstraits qui confèrent au seul contour la fonction expressive. La danse est pour Botticelli comme l’état naturel du corps, le signe le plus efficace du mouvement de l’âme. Rien n’est plus délibéré ; la pratique de Botticelli s’accorde avec les observations systématiques esquissées par Alberti sur le flottement du voile des nymphes, le vol capricieux de la chevelure, la crispation des mains. Jamais la mimique affective n’est parvenue à tant d’acuité ; d’où un art de silhouettes qui ne permettait plus que d’attacher une importance occasionnelle à la composition mathématique. L’agitation et la mimique qui ne connaît que la joie éperdue ou la mélancolie, supposent une tension nerveuse, qui, aux yeux des amis de Ficin, ajoutait singulièrement à la dignité des formes.
Les nombreux paragraphes que le De Pictura consacre aux mouvements des êtres animés comme à celui des êtres inanimés semblent en effet avoir bénéficié d’une forte résonance chez Botticelli. On constate que les jeux de mains abondent, que les doigts ne cessent de s’entrelacer, de saisir, les mains de se crisper, de palper. Ainsi, dans Le Printemps, la main de Flore fouille dans son giron rempli de fleurs, et dont les doigts jouent au contact des pétales de fleur ; des doigts s’immisçant dans les plis des draperies mouillées ou s’enfonçant dans l’épaisseur des tissus ; ou encore du tic incongru qui anime le majeur d’un centaure ou d’un jeune homme. Que l’on songe enfin à la manière extrêmement complexe dont les Trois Grâces se prennent la main dans Le Printemps. Le motif de la ronde permettait en effet au peintre d’œuvrer à toute une morphologie de l’accrochage manuel. L’iconographie des Trois Grâces ne pouvait que constituer le motif par excellence de ce mimodrame gestuel.
La ronde constitue bien un autre motif récurrent dans toute l’œuvre botticellienne. Le rythme de ritournelle qui anime le poème de Politien dans l’une des balades composées pour la célébration du Mai, la fameuse fête de calendimaggio, c’est dans la forme même de la composition du poème qu’advient la répétition : par le jeu alterné d’un refrain, d’une rengaine (ben venga) et de couplets. Car ce qui dessine la ballade de Politien, c’est bien le va-et-vient d’une ronde. Dès lors, le poème de Politien prend souvent dans la peinture de Botticelli la figure corporelle de la ronde. Rondes célestes ou angéliques (comme dans Le Couronnement de la Vierge ou dans La Nativité mystique ; rondes virginales, comme celles qui se répètent en quantité surprenante vers la fin des illustrations pour Le Purgatoire. A tel point que les rondes elles-mêmes semblent s’enchaîner dans un mouvement de ballet plus vaste, lui aussi structuré comme un ronde.
Ben venga primavera, che vuol l’uom s’innamori: e voi, donzelle, a schiera con li vostri amadori, che di rose e di fiori, vi fate belle il maggio. {…} Ben venga il peregrino! Politien, Rime